dimanche 15 novembre 2009

Jacques Darras et la peinture



Associer la poésie et la peinture est un acte de modernité qui remonte à Diderot puis singulièrement à Baudelaire. Mallarmé avait ses amis, les surréalistes étaient peintres et Proust a rendu célèbre le plus petit pan de mur jaune qui soit; plus près de nous René Char ou Yves Bonnefoy n'ont eu de cesse de célébrer tel ou tel peintre. D'autres ont fait un immense travail de collaboration avec les peintres, et nous ne citerons que le plus prolifique en la personne de Guillevic. D'autres encore comme Marc Alyn se sont révélés d'excellents critiques.

On notera que bien peu de poètes ont su prendre le pinceau. Seule exception de taille, celle d'Henri Michaux; on pourrait y adjoindre Audiberti ou quelques autres mais qui ne seraient que de simples dessinateurs sans être passés à la postérité par une œuvre.


Le cas de Jacques Darras est particulier. Rarement en effet une œuvre n'aura à ce point intégrer la peinture en ses vers.

La caractéristique principale de Darras se situe au niveau de ses choix: nul impressionnisme ni retour au XVIIIème siècle à la mode. Son choix se porte vers les peintres flamands: cet attrait est à mettre en relation avec une vision historico-géographique qui place la peinture et l'histoire sur un même plan.

Ce sera un de nos axes de réflexion, l'art comme vision historique, l'art comme ébauche d'épopée.

Les peintres Flamands de la Renaissance se sont spécialisés, pour la plupart, dans les représentations religieuses. Nous verrons cet autre aspect chez Darras, de la peinture en relation avec une approche mystique.

Il faudra ensuite s'intéresser au plus près aux rapports que peut entretenir un poète avec un peintre en particulier ou avec une école, dans ses liens avec sa propre écriture. Peut-on envisager d'ores et déjà cette vision picturale dessinée par le poète comme un art poétique?




I

Peinture et philosophie



Les peintres que choisit Darras, à travers les siècles, sont tous hollandais : Rubens, Memling, Hoogh, Rembrandt, Van Gogh, De Kooning, Mondrian, regroupés sous le titre général de « René Descartes avec Helena Jans dans la Frise ». La peinture vient servir de réponse aux postulations du philosophe. C'est un bien curieux point de vue que prend ici le poète de réfuter une pensée par la peinture. Serait-ce à dire que Les Méditations métaphysiques (1641) de Descartes auraient été en lien si étroit avec la Hollande où a été écrite cette œuvre? Les peintres répondent-ils à Descartes de par leur origine géographique?


Rembrandt (1606-1669) intervient le premier dans un poème intitulé: « La criante crucifixion des animaux selon Rembrandt », p. 158-159.


Ce qu'a d'extraordinaire le splendide « Bœuf écorché » de 1656

Suspendu au Louvre pendu à l'envers par les pattes

[…]

Ah! mais quelle transfiguration tout à coup voyez l'arrière-train

Ne serait-ce pas des épaules des bras des ailes qui lui pousseraient?

Le Galilée du Christianisme, Rembrandt van Rijn de Leyden!

Christianisme tête en bas ainsi finissent les animaux sur la croix

Il n'y a d'autres passions que l'absolue passivité des rebelles

Il n'y eut jamais rien d'autre que l'hécatombe animale multipliée

Les animaux ne parlent pas, monsieur Descartes, ils crient.


La Maye réfléchit, pp. 159-160


La fin de cet extrait se veut une réponse aux positions de Descartes sur sa théorie des animaux-machines, animaux qui n'auraient pas d'âme. La formulation s'entend comme une réponse agressive au philosophe: "Les animaux ne parlent pas, monsieur Descartes, ils crient". Et cette douleur c'est celle de la souffrance humaine qui se rapprocherait de celle du Christ que le poète associeà à Galilée: la peinture devient ainsi le vecteur à la fois de la modernité, de la révolution et de la mystique. La peinture serait au-devant des hommes et du monde parce qu'elle offre des images capables de traduire les sentiments humains. Sentiments humains lisibles dans ce vers: "Il n'y a d'autres passions que l'absolue passivité des rebelles". Vision sans doute idyllique mais qui en dit long sur l'empathie du poète pour les âmes qui souffrent en silence, qui souffrent à cause des pouvoirs, et dont la souffrance les rapproche de la divinité.


Le poète reprend sa méditation sur Rembrandt quelques pages plus loin dans un texte, en prose intitulé « Hendrickje Stoffels dans la chambre du Rhin » à l'intérieur de l'ensemble « huit réfléchissements de la Maye »:


"Rembrandt se nomme véritablement Rembrandt Harmonszoon van Rijn. Cela énonce clairement que Monsieur vient du Rhin, appartient au Rhin, descend d'une famille de meuniers du Rhin. Il faut aller aujourd'hui à Leyde, dont Descartes fréquenta assidûment l'université au temps précis où le jeune peintre faisait ses premiers pas sur le bord du fleuve, pour contempler le Vieux Rhin, Oude Rijn […] On imagine l'influence modelante du fleuve sur la jeune pâte picturale. […] On se sent même l'envie de dire que le peintre est venu essentiellement porter la contradiction à Descartes depuis Leyde même. La philosophie d'intérieur de Descartes semble toute tendue vers la surface polissée des miroirs et leur réflexion. Descartes campe derrière une fenêtre en verre poli, de la plus belle taille hollandaise de l'époque, donnant sur un canal. […]" 245-246


Le passage par la peinture est le moyen employé par le poète pour apporter sa contradiction à Descartes qui ne réfléchirait que de façon trop lisse, sans suffisamment de nuances. Tandis que la peinture apporterait avec elle le modelé du dessin, l'épaisseur de la pâte; elle serait rythmée à l'image du fleuve. L'eau n'est pas un miroir lisse mais une surface réfléchissante, dans les deux sens du terme, sur lesquels jouent admirablement tout le poème-livre de Jacques Darras.


Van Gogh, 1853-1890, vient en renfort d'un autre peintre, Franz Hals, (1580-1666), sous le titre très explicite « Vincent Van Gogh retravaille le portrait de Descartes par Fanz Hals ». De là tout une dissertation sur les rapports entre la philosophie et la poésie.


Descartes je te ferai Camarguais

je te montrerai Galilée tournant dans le soleil avec le soleil

j'ai ôté mon chapeau de toile

le mistral monte

j'attache mon chevalet à l'arbre parasol

je me sangle à mon chevalet

maintenant je suis Ulysse je chante avec les sirènes

entends comme les vagues déferlent

entends comme le radeau la toile chahute dans les ondes d'huile

accroche-toi je vais te montrer la forge suprême

le vortex, tu dis bien, vortex

l'entonnoir de la lumière le siphon nous y plongeons

suis-moi vieux marin

n'aie pas peur

la matière est de l'esprit

la matière est de l'esprit en plus épais

l'étendue la pensée collent ensemble,


p. 170 La Maye réfléchit


On entend ici une réfutation de l'idée de Descartes selon laquelle l'esprit serait totalement séparé du corps. On sait, en outre, qu'avec Van Gogh, on assiste à l'avènement de la lumière, héliotropisme dont on imagine Jacques Darras assez éloigné. Mais il préfère être sensible à l'émotion, au tourbillon des choses, au « vortex » qui emporte et l'esprit et la matière. Darras fait de Van Gogh un poète qui chante, comme Ulysse à l'écoute des sirènes.


Le caractère nordique est également précisé avec Piet Mondriaan, 1872-1944, qui apparait dans le titre d'un poème « Piet Mondriaan rêve à la ville cartésienne future », p. 184 et à qui il fait dire de façon drôle: « Être Hollandais donne de l'avance en tout », p. 184. On peut lire, d'une écriture très péremptoire, une critique de la pensée cartésienne poussée trop loin par la peinture abstraite:


Chef de gare de l'abstraction

Chef d'aiguillage de l'abstraction si vous aimez mieux

Je donne le départ tous les matins au Train des Méditations Métaphysiques

Le train s'appelle René Descartes,

La Maye réfléchit, p. 185


La métaphore ferroviaire appelle une réflexion sur le caractère rectiligne de la pensée cartésienne. Le philosophe devient alors "train" lui-même, dans une vision que nous pourrions qualifier de surréaliste. La pensée qui sous-tend cette métaphore vise à assimiler la philosophie cartésienne à une sorte de pensée unique, aveugle, mais aussi provisoire et transitoire comme un train peut l'être. On assiste donc à une véritable diatribe contre Descartes, par l'intermédiaire de la peinture abstraite. Jacques Darras est vraisemblablement trop géographe, trop portraitiste pour s'adonner à non figuratif; et il y voit comme une construction trop intellectuelle qui ruinerait les sens physiques.


Et c'est toujours à propos de Descartes que Darras fait intervenir le plus jeune de ses peintres, De Kooning (1904-1997), qui tourne en dérision le philosophe par l'intermédiaire des lieux communs de la Hollande représenté par les tulipes qui deviennent érotiques: "je préfère féconder les tulipes femelles/ J'aime quand leurs corolles sont écartées". Alors on peut s'interroger sur cette liaison entre Descartes et l'éros. Sans doute un rapprochement phonétique entre "écartées" et "Descartes", amène une idée de viol. Mais ce n'est pas suffisant. Il faut y ajouter le désir du brouillage, le refus de la ligne droite, l'attrait pour la courbe.

« Willem de Kooning décline de faire le portrait de Descartes à Manhattan », pp. 179-180: nous dit un titre explicite: « Renée Descartes je pourrais certainement faire son portrait en tulipe ».

On remarquera que la fin du poème entre en contradiction avec son titre. D'abord on a un refus puis une acceptation, avec cette nuance florale.

Pour couronner le tout, on s'aperçoit à l'écrit que Renée s'écrit avec un "e", et que donc le poète, par la parole du peintre s'adresse à une femme, pour le moins au philosophe féminisé. Ultime jeu du poète pour dire sa critique.


De toute cette exposition, on retiendra qu'elle se forme autour d'une critique de la pensée cartésienne vue à travers les peintres. Pour un poète c'est assez paradoxal. La peinture viendrait en renfort, là où la poésie ne pourrait se dire. On s'aperçoit cependant que si le poète prend un biais, c'est pour mieux défendre la poésie. En effet, c'est en poète qu'il voit la peinture, et son détour par la philosophie, est un détour qui intéresse la poésie.

La peinture devient le vecteur avec lequel le poète peut régler son compte à Platon qui a chassé les poètes de la Cité. Une fois l'opprobre tombée, une fois que le poète entre de nouveau en politique, celui-ci peut de nouveau faire entendre sa voix.

II

Peinture et histoire, mystique et poésie


a) Peinture et histoire


Le peintre philosophe devient historien; c'est la conséquence logique de son entrée dans la cité. Pour parler politique, il faut connaître l'histoire, davantage, il faut même en être un des acteurs. On sait que dans le passé, diplomatie et poésie ont fait bon ménage quand on nomme Claudel ou Saint-John Perse; et si on remonte dans le temps, c'est près des rois que les poètes gagnaient une place en tant qu'historiographe quand ils avaient fait de beaux vers: Ronsard ou Racine. On notera, plus près de nous, que dans le Royaume d'Angleterre, le poète lauréat doit consacrer une part de son oeuvre à l'exaltation des rois et de leurs actes.

Ainsi Jacques Darras nous rapporte les pensées de Jan Van Eyck se réfugiant à Bruges après des années à cheval à travers l'Europe pour les ambassades du Philippe Duc de Bourgogne. Il est à la retraite, vient de se choisir une épouse et songe à son œuvre qu'il a laissée en arrière.


"Il se réveillait à peine d'un rêve de huit ans qui, des réserves forestières du prince Jean de Bavière à La Haye tout contre les dunes de la mer du Nord, l'avait conduit, ce prince disparu, à la cour de Bourgogne. Le Duc, dont le pouvoir s'était accru en Europe par ses préférences pour les alliances matrimoniales à la guerre, avait aussitôt voulu l'utiliser dans plusieurs rôles à la fois. [...] Veuf de Michelle de France puis de Bonne d'Artois mortes sans lui avoir donné d'héritier, Philippe avait demandé à Jan de ranimer son désir de succession par la peinture [...] Il avait déduit que la peinture pouvait commander aux destinées d'un duché puisque son Duc prendrait sa décision par la vue du visage peint"

Van Eyck et les rivières (p. 307-308)


On admire le luxe de détails que le poète donne pour informer son public des influences historiques. Le poète se fait historiographe d'un historiographe.

En outre, il situe le peintre non dans une filiation artistique, mais dans sa zone historico-géographique:


"Aux confins de la France, la Picardie, la Flandre, Jan van Eyck avait été le témoin mais aussi l'organisateur d'un miracle."

Van Eyck et les rivières , p. 403


Pour Darras, ces pays qu'il énumère font partie d'une seule et même région amputée par l'histoire moderne et qui serait une Europe ancestrale, une Europe génésique. Une Europe à partir de laquelle il faudrait construire notre Europe moderne. On entend bien derrière ce discours historique une prise de position politique. Et c'est une des particularités remarquables du poète que de prendre son public à témoin d'un engagement à l'intérieur de la cité.


Mais la peinture de Van Eyck n'est pas réputée pour son message historique. Au contraire, il semble que le retraite accordée au peintre l'aide à imaginer d'autres cieux, ceux des mystères chrétiens.







b) Peinture et mysticisme


La peinture religieuse est une des données cruciales de l'inspiration artistique au Moyen-Âge. Ainsi les images convient-elles le poète à la prairie mystique :


"NOUS SOMMES AVEUGLES SANS LES MOTS.

NOUS NE VOYONS PAS NOTRE AVEUGLEMENT.

NOUS AIMONS AVOIR RÉVÉLATION DE SON ÉVIDENCE.

NOUS ADMIRONS LA PEINTURE YEUX OUVERTS LES PHRASES SUIVRONT.

LES PEINTRES OUVRENT UN PROCÈS.

NOUS FONT NOUS RENDRE À LA REDDITION.

NOUS FONT NOUS RENDRE À LA MORT LA CONCLUSION.

REGARD C'EST DÉSARROI DES MOTS.

RÉSURRECTION L'AVANCE PRISE.

L'AVANCE SUR LE MOT PARLER.

NOUS FRANCHIRONS LA PORTE ADMIRATION.

NOUS LAISSERONS PASSER LE REGARD LE PREMIER.

PERLERONS-NOUS APRÈS LA MORT.

"UNE PORTE ÉTAIT OUVERTE DANS LE CIEL" DIT LA PEINTURE".


"Vingt-six sommières vers la Prairie mystique",

in Van Eyck et le rivières, pp. 355-356.


Cette "sommière", cette première piste, dit clairement la primauté de la peinture pour l'accès à la mystique. Cependant, tout un art poétique est mis en œuvre pour signifier cette quête. Les vers forment une phrase à chaque fois. Les majuscules constantes violent l'esprit du lecteur par leur inscription magistrale. Le rythme en est rendu chaotique, heurté comme un ahanement, pour symboliser l'effort dans le cheminement vers un dieu.


"Il ne fallait plus une enquête mais une quête. Une progression vers le cœur de cette Prairie où les Justes, les Saints et les Saintes allaient dans la compagnie des Anges. Il fallait être anachronique tout en continuant d'habiter le présent. Il fallait convoquer à ses côtés la foule des références humaines pour les faire se croiser, danser, marcher, méditer sur place dans un échange les conduisant au bord de leur propre évanouissement. Par conséquent il élaborerait une théorie de la frontière, une vision de l'histoire urgemment en marche vers le Paradis"


Van Eyck et les rivières 396


Qui dit frontière, dit aussi "Marches", dans les trois sens du terme: les confins d'un pays, autant que la marche à pied ou les degrés par lesquels on accède à l'autel. Nous marchons dans les frontières, à la fois pour les connaître, les reconnaître et les apprendre par le pas impatient de nos pieds, qui sont aussi des vers. La peinture est une aventure mystique.


"Vieil humaniste proto-millénariste, il travaillait à sa table, la Prairie mystique en permanence devant les yeux. Avec une étonnante liberté d'audace le peintre de Maaseik était entré dans l'enclos de l'Apocalypse, avait bousculé les moments de la vision, suspendu les aiguilles de l'horloge divine entre sixième et septième sceau, convoqué la foule immense [...] Le peintre avait osé ce que personne avant ni après lui n'avait jamais accompli, pénétrer par effraction au-delà de l'unique frontière divisant l'humanité avec elle-même." p. 400


On en revient aux frontières, mystiques, celles-là, qu'il faut franchir, voire violer, pour accéder à une autre réalité, en-dehors de l'humanité. La peinture est ce média qui permet toutes les outrances. La peinture est un art de la transgression parce qu'elle se veut en communication avec l'au-delà.

c) Peinture et poésie: le peintre philosophe, historien et mystique devient poète


La politique se fait au nom de dieu et les peintres traitent de sujets religieux en faisant le portrait de leurs mécènes, dessinant ainsi le lien entre peinture, politique et mystique.

Il importe alors de visiter la galerie de peintres proposée par le poète qui relie différentes figures sous le thème de leur relation avec le langage.


Rubens (1577-1640), d'abord, qu'on nous donne à lire dans son rapport avec l'amour. Dans "Pierre-Paul Rubens dialoguant avec Helena Fourment, sa femme, nue sous une fourrure noire", titre d'un poème de La Maye réfléchit, on assiste à la conversation d'un peintre avec son modèle: "La beauté parle avec une voix de femme./ Elle se nomme la beauté, beauté est féminin". p. 57. Le problème est soulevé des rapports entre l'image et sa réalité, davantage même dans la notion générique d'un mot, en l'occurrence celui de la "beauté". Darras s'interroge sempiternellement aux mots; même à travers les peintres, ce sont les mots qu'il importe de définir.


Il retient surtout du peintre Hans Memlin (1345-1494) le triptyque de l'Apocalypse et son volet de droite suggérant la vision de Patmos. "Le poème qui ne serait pas fenêtre grand ouvert dans le temps, qu'on la ferme!" 75 L'ironie se fait jour dans les deniers mots: mais c'est bien la fenêtre qu'on ferme et non le poème. Le poème demeure, à charge pour lui d'ouvrir son éventail pour circonvenir le temps.


Peter de Hoogh (1629-1684), fait l'objet d'une suite de poèmes alternant avec d'autres poèmes pour former un ensemble sous le titre "René Descartes avec Héléna Jans dans la Frise" au cœur du livre.


Le lien avec le mur est devenu une obsession.

Cela seul compte.

Il est notre autel naturel notre Dieu abstrait.

Nous mettre devant lui chaque jour c'est prier.

Il faut préciser que ce mur est peint, l'image peinte d'un mur.

Le peintre fut un artiste hollandais qui vécut à Delft il y a trois siècles.

L'image de ce mur s'affiche tous les matins sur notre ordinateur.

Musée moderne, l'ordinateur.

Images classées à leur ordre leur rang.

Nous sommes les Frères convers de la convergence numérique ordonnée.

N'ayant d'autre religion que la prière murale […]


La Maye Réfléchit, p. 186


L'idée du mur comme moyen de méditation offre à la poésie un rôle mystique. Ce n'est qu'en allant chercher les peintres et leurs images que le poète peut enfin être rassuré quant aux mots.


"Tes paradis sont toujours tellement visuels, tellement littéraires dans leur effet, Grand Escaut! Je ne t'attendrai plus ni à Lille ni à Gand ni à Ostende ni dans le chrome quelconque d'un de tes peintres hollandais. Je t'attendrai dans les mots. Je t'attendrai près des mots" 118


On en revient, non pas aux images proprement dites, mais à leurs reflets par l'intermédiaire de l'eau des fleuves. La boucle est bouclée: les rivières nous avaient menés à Van Eyck, et ce sont les peintres qui nous renvoient aux rivières. Seule demeure la poésie qui acquiert ainsi plus de force, ayant franchi les frontières de la mystique et de l'histoire.


Conclusion



La peinture représente pour le poète l'art suprême qui saurait dire tout. Chez Darras elle est, à n'en pas douter, une fascination pour les pouvoirs esthétiques qu'elle représente. C'est par son biais qu'il souhaite répondre à la philosophie cartésienne qui chasse le poète en dehors de la cité; c'est par son biais qu'il dit sa quête poético-mystique et son écriture épique; c'est par son biais qu'il décline jusqu'à son art poétique.


Alors Jacques Darras serait-il un peintre qui s'ignore?

Quand on dit que le poète dessine, quand on évoque même les exemples d'Audiberti ou de Michaux, on est curieux de savoir si notre poète prendrait, d'aventure, lui-même le pinceau. C'est bien le cas ici, et il est intéressant, de voir comment se fait cette pratique:


"Dessiner dans la salle des Gardes du palais des Ducs de Bourgogne à Dijon implique./ (Scène en progression)/ Que l'on dispose d'une boîte couvercle entr'ouvert par le pouce de la main contenant quinze pastel Caran d'Ache où choisir avec l'autre main, prenant chaque fois scrupule de les replacer dans l'ordre chromatique./ Dans le même temps d'un carnet./ Noir feuilles détachables marque anglaise Daler 3405 coincé cela ne va pas nécessairement de soi aux plis d'un imperméable Saint-Laurent étoffe ample pour faire coussin à l'angle de la balustrade avec le mur)./ Où crayonner main libre forme de deux anges (tombeau de Philippe le Hardi)." 36-37


Le poète se met en scène dans un autoportrait qui ressemble à celui d'un peintre avec un grand luxe de détails matériels. Et c'est en peintre que le poète se décrit de nouveau, mieux que s'il se peignait en poète.

On le revoit dans la même occupation, mais cette fois à la fin du livre en Suisse:


"C'est le Rhin que je dessine maintenant./ C'est le Rhin que j'ai décidé de faire passer par mon petit cahier Daler 3405./ C'est toute l'amplitude du Rhin sorti par Schaffhausen du lac de Constance./ C'est le Rhin avec le grand corridor Alsace devant lui palatinat Rhénanie./ C'est le Rhin limitrophe frontière marchante indifférente aux frontaliers./ C'est le Rhin que je tiens dans mon crayon pastel Caran d'Ache Swiss made./ C'est le Rhin 15 Craies d'Art Néocolor solubles à l'eau l'index mouillé./ Ce Rhin là passera par ma salive./ Ce Rhin-là passera par ma bouche quelle folie./ Ce Rhin-là j'en tiens les ondes les filles en formation sous mon doigt./ Ce Rhin quelle animalité es-tu sûr d'avoir poignet assez fort"

p. 268


Si le poète peut écrire avec les mots l'on voit bien que le poète se sent diminué face au peintre devant l'ampleur du fleuve européen. On appréciera la correspondance qui s'établit ainsi entre l'image de Van Eyck à Bruges et celle de Jacques Darras au bord du Rhin. « Ce Rhin-là passera par ma bouche quelle folie! ». L'eau de la salive appelle le palais des mots mais se révèle insuffisant malgré tout. Et ce sont les grands fleuves qui motivent la prise de pinceau autant que celle de la plume.


Pour avoir si intensément fréquenté les peintres, il faut soi même être peintre. Jacques Darras fait plus, car il abandonne à la peinture le soin même d'approcher la définition de la poésie.