dimanche 3 août 2008

Pierre Oster,
arpenteur de l’universel

Lecture donnée dans le cadre du Mercredi du Poète, au François-Coppée en 2003 et publiée dans la revue Nunc.

Pierre Oster est un homme fidèle, un homme de la mémoire. Les trois dédicaces qui ouvrent son recueil anthologique Paysage du Tout appellent dans l’ordre: Jean Paulhan, Marcel Arland et Gaston Gallimard. Trois amis, trois fonctions. Nul n’est jamais seul. Le deuxième ouvrage du poète Solitude de la lumière, (Paris, Gallimard,1957 repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000), a paru pendant son séjour en Algérie. Les ombres tutélaires installent en face de l’impétrant la perspective de la plus haute exigence. Et s’il est un domaine où Pierre Oster n’accepte aucun compromis, c’est bien celui d’une recherche inlassable de la perfection. L’homme a de quoi y faire face. Il a acquis une solide formation intellectuelle : deux années de lettres supérieures à Louis-Le-Grand, trois à l’Institut d’Etudes politiques. Puis il devient éditeur d’abord chez Tchou où il dirige la publication des Œuvres complètes de Jean Paulhan (Tchou, Paris, 1971), puis chez Pauvert et enfin au Seuil, « sur les instances de Denis Roche », (Dictionnaire de Poésie, sous la direction de Michel Jarrety, Presses Universitaires de France, Paris, 2001, p. 556).
Il n’a pas choisi de chemin le plus facile, puisqu’il se lance dans une entreprise d’écriture qui paraît aller à contre courant de la modernité. Face aux réalisations issues diversement d’une mise à distance de la réalité, voire son refus (surréalisme, déconstruction, absurde et autres manifestations de l’angoisse existentielle…), Pierre Oster adopte une attitude d’adhésion au monde, et s’engage dans une parole de ferveur, conçoit le poème comme un hymne, forme initiale des littératures de toutes les civilisations (hymne égyptien, hymne biblique).
Comment redonner à entendre qu’il demeure possible de tenter la célébration du monde, de ne pas s’en tenir à un chant minimal ? De construire des pages alliant complexité et transparence ? Une œuvre qui n’aurait pas de fin ? Et dont la loi serait l’idée même de variation…
Pierre Oster est en quête de la vérité et nous verrons en quoi la variation est l’élément majeur de cette quête et justifie ce que oserons nommer sa devise : « utinam varietur : voie du salut. Puissé-je varier pour que le poème ne s’achève » (Alchimie de la lenteur, Mazamet, Babel, 1997, repris in Paysage du Tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 290). L’inachèvement du poème correspond à une mobilité du poète. Il faut imaginer Pierre Oster en promeneur attentif à tout ce qu’il peut saisir lui-même. Le poète perçoit le monde comme un tout, l’univers qui se révèle à lui l’oblige. La beauté du monde ne se reçoit pas sans échange. Le paysage du monde est le décor naturel de « l’arpenteur de l’universel » comme Pierre Oster met en scène dans un de ses poèmes et que j’ai choisi pour le représenter. Nous pourrions dire que Pierre Oster devient cet « arpenteur de l’universel » qu’il nomme dans un poème: il mesure l’étendue de l’espace qui surgit de son cheminement.


L’œuvre de Pierre Oster s’organise autour d’une forte exigence de maîtrise, à la fois sur le plan de la poésie et de ses rapports avec la rationalité, et sur le plan du vers. D’un côté, le poème ; de l’autre, la réflexion sur la langue, sur la poésie.

Pierre Oster récuse toute idée dogmatique, mais pratique une double écriture. Le poète se veut simplement rationnel. Le versant réflexif de son écriture est nommé Le versant réflexif de son écriture est nommé « Notes », « Prétéritions », « Requêtes ». Ces notes se présentent sans enchaînement argumentatif, autant recherche qu’affirmation de certains choix. Ces trois premiers titres donnent l’idée d’une recherche par à-coups, inlassable, d’une quête et de la nécessité de redire parfois les mêmes choses avec d’autres mots pour mieux cerner une idée. Avec les ouvrages suivants « Un art poétique », « L’Ordre du mouvement », ou « Alchimie de la lenteur », Pierre Oster donne à ces notes un caractère poétique plus accentué quant à leur objectif et quant à leur forme, rejoignant l’aphorisme ou le vers isolé. On pense bien sûr à René Char. « La poésie ne dévoile aucune essence ; elle n’est, toujours singulièrement, que l’expression rapprochée d’une ‘position de l’être’ par rapport à l’Être », (Notes d’Un Champ de mai, collection Métamorphoses, Paris, Gallimard, 1956, repris in Paysage du Tout, op. cit., p. 225). La poésie est vécue comme une démarche, autant intellectuelle que physique, pendant laquelle l’être cherche à s’intégrer dans le monde qui se découvre sur son passage. Le syntagme « expression approchée » fait référence à la difficulté de l’écriture, mais aussi à cette progression proprement physique, dans le monde. Promenade originelle contemplative et toujours répétée sans que son expression jamais ne se répète. « Chaque être doit trouver ce qui pour lui est être; définir ce qu’on pourrait appeler sa vocation ontologique », (Notes d’Un Champ de mai, collection Métamorphoses, Paris, Gallimard, 1956, repris in Paysage du Tout, op. cit., p. 221). Le lecteur est ainsi renvoyé à une existence individuelle.
Pierre Oster a pour objectif, dans ses textes, la connaissance du monde et de soi : « Apprendre, voilà l’objet premier », affirme-t-il dans Alchimie de la lenteur, (Mazamet, Babel, 1997, repris in Paysage du Tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 290). Il mesure son ambition : « Une connaissance dont le point apogée n’est point Joie, c’est erreur et vanité », (Notes du Champ de mai, collection Métamorphoses, Paris, Gallimard, 1956, repris in Paysage du Tout, op. cit., p. 221). Le savoir ne vaut que s’il rejoint un sentiment supérieur. La majuscule au mot « Joie » fait penser à Pascal devant la révélation et pose le sentiment comme vérité révélée. Mais cette joie n’est appelée que pour être aussitôt niée comme inaccessible. Pierre Oster va jusqu’à affirmer: « Poésie, connaissance fatale » (Notes d’un champ de mai, collection Métamorphoses, Paris, Gallimard, 1956, repris in Paysage du Tout, op. cit., p. 220). Ainsi le poète joint en une seule formule lapidaire les deux postulations de son écriture, ce qui lui donne un caractère tragique. Cela n’exclut pas une sérénité positive. La Joie se manifeste par le lyrisme exceptionnel de Pierre Oster.

A première lecture, on entend Claudel et Saint-John Perse qui tous deux ont basé leur écriture sur une rupture des mètres traditionnels mais encore fortement charpentée sur l’armature classique. Cependant, pour Pierre Oster, « Chaque poème se construit selon une exigence singulière, qui n’apparaît qu’avec le poème et ne se développe qu’avec lui » (Notes du Champ de mai, collection Métamorphoses, Paris, Gallimard, 1956, repris in Paysage du Tout, op. cit., p. 219). Mais on peut suivre une évolution dans son œuvre. Après quelques recueils ouverts à l’alexandrin comme dans Notes d’un champ de mai (collection Métamorphoses, Paris, Gallimard, 1956, repris in Paysage du Tout, op. cit., p. 219), le poète développe avec les recueils Les dieux (repris in Paysage du Tout, Paris, Gallimard, 1970) et La terre (Vingt-huitième poème, repris in Paysage du Tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000) un vers ample. Pierre Oster est parvenu, ce qui est la gageure de tout poète moderne, à fonder son propre vers, à la fois reconnaissable et inimitable. Un dépassement singularise ce vers. Il s’inscrit sur chaque ligne, commençant par une majuscule, avec un alinéa, et s’allonge jusqu’à déborder cette ligne pour n’aborder la suivante que le temps d’un mot. Le poète vise à « l’art synthétique de la prose. Et les menues réussites du vers reposent sur la prose infaillible », (Un art poétique, Qui vive, Mareil-sur-Mauldre, 1953, (Un Nom toujours nouveau, Seizième poème, Paris, Gallimard, 1960, p. 120). p. 266). Cette approche de la poésie par la prose est une marque de la modernité. Mais Pierre Oster nous étonne quand il subordonne la prose à la poésie. Cette « prose infaillible » révèle encore une fois une grande « attention » à la langue, une suprême exigence. Pierre Oster est trop modeste quand il juge n’aboutir qu’à de « menues réussites » en poésie. La prose apporte à son vers un grand mouvement poétique. Cette ampleur est la source de la poétique de Pierre Oster tendue vers l’éloge et la célébration.
Je tâche à bien frapper mon vers, à trouver la décisive césure !
Mais la foudre de qui je m’inspire m’impose sa démesure.
Les arbres sont trop beaux.

(Un Nom toujours nouveau, Seizième poème, Paris, Gallimard, 1960, p. 120). Un rythme s’ensuit, ponctué d’assonances, d’exclamations et de majuscules qui sont autant de coups d’arrêts, d’appels à la réflexion dans une syntaxe qui pourtant court librement à travers le vers. La rime entre dans la fonction rythmique, ainsi que d’autres jeux sur les sonorités, par exemple en couplant « décisive césure » et « démesure ». Ce rythme se teinte d’une tonalité symphonique, basée essentiellement sur les assonances, à laquelle nul lecteur ne peut être insensible. Un recueil, Solitude de la lumière, (Paris, Gallimard, 1957, repris in Paysage du Tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000), répond même à cette métaphore musicale par une « Ouverture » et un « Finale ». Olivier Barbarant note : « Ainsi le volume inaugural, numérot[e] les trois premiers ‘poèmes’, selon une pratique empruntée aux musiciens », (Dictionnaire de poésie, op. cit., p. 557), pratique que le poète n’interrompra pas. Le vers de Pierre Oster se déploie selon cette tension entre la démesure lyrique et le rythme propre du poème qui demande des coupes, des pauses et des silences et des points d’orgue. Le paysage toujours identique et toujours changé, la plaine, la mer, les arbres, le soleil, appartiennent à une symphonie. Ce sont autant de thèmes musicaux sur une partition qui aurait du sens. Le vent, qui en fait partie, en est peut-être l’élément majeur : un grand souffle qui est sans doute le passage de l’esprit.
Le vent! Il n’oublie pas que sa religion nous enchaîne.
Nous l’invoquerons, nous serons sa voix. Nous célébrons
La mer, modèle des jardins!

Ce souffle est bien un langage, un verbe, qui unit les éléments du paysage. Le poème est un moment sacré, une célébration, portés au plus haut lyrisme.



Pierre Oster affiche un lyrisme de quelque ampleur, et cela dans une époque où la brièveté est de règle, où le culte va au minimal, l’attention au minuscule. Même Philippe Jaccottet a mis en garde Pierre Oster contre cet « hymne impossible » . Le poète dresse une équivalence entre sa tonalité et quelque chose de plus que la vérité : « Lyrisme, véridicité de la grandeur », (Prétéritions, 1956, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p.238). Intéressons-nous à cette notion de grandeur que le poète appelle et qui est une notion difficile à appréhender au XX° siècle. Elle n’enferme pas le poète dans une tour d’ivoire, elle le fond dans la nature: « Notre vrai Corps est le Monde », (Prétéritions, 1956, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 242). On assiste à une sorte de dépersonnalisation curieuse dans un lyrisme qui a pour but premier d’exprimer le moi. « Je n’est pas un autre. Là est le piquant de l’histoire », (Notes du Champ de mai, Gallimard, Paris, 1955, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 225). Clairement Pierre Oster récuse Rimbaud, ce qui paraîtra pour beaucoup comme une hérésie poétique. Pierre Oster ose. Démarche difficile, paradoxale et courageuse. Et pourtant cette poétique vise bien à « l’élaboration de quelque vision primordiale », (Un art poétique, Qui vive, Mareil–sur-Mauldre, 1981, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 266). Le poète situe bien l’homme au cœur de l’entreprise, l’homme et sa perception du monde.
Souffle sentencieux du temps qui ressoulève
La colère des nuits, souffle, trouve la paix !

Vérité de l’esprit c’est toi qui me regardes.
Paysage inconnu c’est toi qui me parfais

(Champ de mai, Gallimard, Paris, 1955, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 39). On assiste à un dialogue tumultueux entre le monde et le moi dans une quête de l’unité. Et encore une fois c’est le « souffle » qui intervient, qui fait se mouvoir les choses. Est-ce le vent de l’esprit ?
Le poète s’intègre, s’assimile à la matière même de la nature:

Ou que je tombe, je veux chanter ! Je veux chanter et, farouche
Régner en pourrissant, comme règne et pourrit une souche!

(Un nom toujours nouveau, Seizième poème, Gallimard, Paris, 1960, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p.117.) A partir d’une prise de conscience du sujet qui affirme par la reprise des mêmes termes lexicaux sa présence au monde comme un phénomène volontaire d’identification à la matière, jusque dans ses transformations physiques, le chant s’impose à lui qui prend racine comme sauvagement (rime entre « souche » et « farouche »). Le mot « règne » s’entend à double sens. Il au sujet faut une certaine maîtrise du monde pour aspirer ainsi à se fondre dans le règne végétal. Cependant, dans sa profonde humilité, Pierre Oster réprime tout égarement, toute folie : « Le poète crée moins qu’il ne reçoit. Son apanage, c’est ce regard qui organise », (Prétéritions, 1956, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 242). On trouve ici le sentiment très moderne d’un acte cosmique de l’écriture qui reçoit le chaos et l’établit en ordre. « A l’abri de modestes recherches de détail, il me faut dans un petit canton me mouvoir : en remodelant les beaux échecs architecturaux de la phrase ; en les combinant avec les réussites souterraines de la vie » (Sagesse de l’élagueur, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 30). L’être ne peut se réaliser que dans une structure, lieu d’une acceptation, d’un « oui » qui le confirme. C’est cela la célébration poétique. « O Oui nouveau! O nouvel Etre ! O Acte de ma Vision ! », (Solitude de la lumière, Gallimard, Paris, 1957, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 54). Il reste au poète « l ’organisation », l’architecture.
Et ce n’est pas une voix de souffrance ou de plainte que le poète fait entendre à travers sa vision du paysage. Pour lui « l’adéquation de l’esprit au réel est d’abord lyrique. D’abord et dès l’abord », (Alchimie de la lenteur, Babel, Mazamet, 1997, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p 266). Il s’agit de trouver la bonne distance entre le monde et soi. Pierre Oster, dans sa progression spatiale et matérielle, tient à maintenir le rapport conscient et clair entre son être et un paysage matériel imprégné de spiritualité.

L’univers qu’appelle devant nous le poète a sans doute un cadre spécifique, mi-bourguignon, mi-normand, un mixte en tout cas bien français. Mais les références manquent pour ancrer dans le particulier cette image. Cette poésie donne à lire l’universel. Rien de précis, pas de noms géographiques, rien de concret, si ce n’est arbres, feuilles, lumière, mer, vent. En fait, le paysage de Pierre Oster se travaille au niveau symbolique. Même s’il s’agit d’une vision particulière, l’univers de Pierre Oster s’élargit sans fin. Les majuscules en font foi, qui nous renvoient toutes à l’idée, au concept. L’univers n’est pas une multiplicité dérangeante, mais un ensemble, un « Tout ». La suggestion est essentielle chez cet admirateur de Mallarmé. Une formulation latine isolée, exposée en lettres capitales, nous apprend qu’il faut chercher un secret dans le paysage qui enferme toujours de complexe, d’obscur : « totum absconditum » , (Un art poétique, Qui vive, Mareil-sur-Mauldre, 1983, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 269), qui à partir d’un sentiment premier suggère des vérités d’ordre général. Pierre Oster, qui n’est « pas tout à fait », ou pas du tout, philosophe n’énonce aucune théorie: les points d’exclamation insistent sur le caractère subjectif de l’énonciation. On sentirait bien plus la tentation classique de la litote. « Je travaille à réduire l’étendue de mon imagination. Mieux vaut regarder un mur que soi », (Requêtes , Fata Morgana, Montpellier, 1963 ; version nouvelle, Le temps qu’il fait, Cognac, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 247). Etrange formule pour un lyrique, formule qui ressemblerait à la poétique d’un Racine organisant une tragédie à partir de rien.
« Réduire l’étendue de [s]on imagination » voilà comme une provocation. Pierre Oster va loin dans la contestation de l’image, qui a fait longtemps - et fait encore- l’essence du genre. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit moins d’invention que de révélation, moins de représentation que de réalité concrète. On atteindrait, à travers la poésie, l’être en soi, l’être avec une majuscule, un nom absolu, substance et présence. Disons-le, l’essence divine. Pour reprendre le titre bien connu d’une livraison de la revue Fontaine, en 1940, la poésie, chez Pierre Oster, peut être considérée, comme « un exercice spirituel », au sens métaphysique, sinon religieux du terme.



Devant l’« unanimité » de l’univers où le poète a la révélation de l’idée de Dieu, le poème sera pluriel, le vers mouvant et travaillé par le paradoxe.
Aux confins de la plaine et du jour.
Immobile ! Immobile et mobile ! Immobile, immobile et mobile,
Le soleil dévaste un paradis de roseaux

(Vingt-huitième poème, La terre, 1998, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 210) parfois deux termes contraires ouvrent la contradiction d’une écriture bien propre à Pierre Oster.

« Ne manquons pas l’universel (je le nomme une dernière fois). Devenons les dociles arpenteurs de l’universel », (L’ordre du mouvement, Babel, Mazamet, 1991, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 272). En même temps qu’il récuse ce qu’il dit, Pierre Oster s’oblige à une quête, une démarche: inventorier le monde, devenir son architecte.
Le cheminement poétique de Pierre Oster ne peut pas ne pas rencontrer l’idée de Dieu. Au début, il n’y apparaît pas: « N’avoir d’autre désir que de se fondre dans l’unanimité d’un oui. Mais ne pas présupposer cette unanimité », (Notes du Champ de mai, Gallimard, Paris, 1955, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 224). Il n’empêche que le « oui » présuppose une proposition à l’origine. Le poète accepte de se fondre dans le Tout, comme nous l’avons déjà vu, mais son esprit refuse à le considérer comme étant là a priori. Il lui faut l’expérience de sa vision et de sa progression dans le monde. « On n’atteint au plan supérieur de la vie intellectuelle que par le don total de sa personne à la vocation première de l’homme: la contemplation », (Notes du Champ de mai, Gallimard, Paris, 1955, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 225). Le poète remonte à l’origine de la création. Cette docilité est une acceptation de la démesure qui passe par l’acte de vision. D’où l’acte poétique de la célébration, de l’éloge. Il y a chez le poète une certaine idée d’accablement devant la beauté du monde ; souvenons-nous « Les arbres sont trop beaux », nous disait-il tout à l’heure. Il y a de l’excès dans la beauté, et devant cet excès l’homme pourrait avoir la tentation de se dérober, de se réfugier dans une attitude négative: « Or tout nous est donné, si rien ne nous appartient; or nous ne pouvons rien refuser », (Notes du Champ de mai, Gallimard, Paris, 1955, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 225). A la générosité du monde ou de Dieu, doit répondre une générosité humaine qui ne fait certes pas défaut à Pierre Oster. Eloge et générosité sont des devoirs, des missions, autant que des inspirations. La poésie est une règle de vie. Existentielle. Cela ne signifie pas que la célébration soit gratuite et ne nourrisse qu’elle-même. Ce chant émane d’une vision exigeante, qui établit des valeurs et d’abord la valeur suprême de l’existence. Non la justice, mais la justification, le contraire de l’absurde: « C’est se tromper que de ne pas vouloir atteindre à la justification du Tout », (Requêtes, Fata Moragana, 1963 ; nouvelle version, Le temps qu’il fait, Cognac, 1992, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 247). Le verbe a pour responsabilité de confirmer à Dieu une garantie d’existence: « Le Christ est proprement la condition de toute Pensée. Point de transcendance de la Pensée, point de Pensée réelle, sans l’Incarnation du Logos », (Prétéritions, 1956, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 238). Pierre Oster s’appuie sur les textes sacrés et plus particulièrement Le Nouveau Testament. La figure christique apporte souvent aux poètes une caution de lyrisme par son oralité pure, mais aussi par l’emploi de ses paraboles, style éminemment poétique. Pierre Oster s’approche du Christ pour mieux percevoir l’idée de Dieu : « Seul l’amour ressemble à Dieu; seul il étonne l’Eternité », (Prétéritions, 1956, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 240). De là une attitude profonde qui se fait jour: « Ne rien renoncer de l’homme ; et pas même les virtualités archaïques qui – par contraste- dégagent un point d’ appui : d’où ressoulever l’infini individuel », (Un art poétique, Qui vive, Mareil-sur-Mauldre, 1963, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 269). La foi de Pierre Oster est un humanisme.
Je noue et dénoue et renoue
Un lien éternel! Je m’abandonne à la gravitation des grains de pollen

Pierre Oster ne cesse de jouer avec la variation sur la constance du paysage et de l’éternité face à sa mobilité, à sa marche. Il unit l’infiniment grand à l’infiniment petit du « pollen » dans un mouvement de don de soi à l’univers.
D’où ce chant alors plus égal et plus libre que d’autres:
L’univers m’appartient:
Puisque je puis louer l’univers comme une herbe,
Puisque tout m’est donné, le Nom, le Signe, le Lieu,
La plaine et l’Océan où se perdent les sources de Dieu

Le poète retourne la maîtrise de Dieu sur l’univers vers lui-même. Il assume l’orgueil et l’humilité dans un chant qui fait naître le paysage et son créateur. Dieu tend même à disparaître devant le charme du chant qui renoue avec la rime. « Je suis maître de moi comme de l’univers » pourrait-il dire avec Corneille (Cinna ou la clémence d’Auguste, 1640) qui unissait lui aussi dans la puissance l’être et le monde. Et pourtant Pierre Oster étend son empire sur un brin d’herbe ou un grain de pollen. C’est peu dire qu’il se veut humble, et qu’il est « attentif », encore une fois, aux moindres mouvements qui les agitent. S’ensuit un art poétique original.

La variation représente pour Pierre Oster une fonction prépondérante dans la vie poétique: « Visage impérieux, chante, puisque tu changes ! », (Solitude de la lumière, Huitième poème, Gallimard, Paris, 1957, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 57). Le poète fonde sa poésie sur le changement, la variation, le mouvement perpétuel, comme l’appelle la paronomase entre « chante » et « changes », tant dans son fond que dans sa forme.
O monde ici révélé au chant sans ombre que je commence […]
Monde, tu me consens plus que l’ampleur du monde.

(Solitude de la lumière, Neuvième poème, Gallimard, Paris, 1957, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 69). On entreprend ici une mutation.
Pierre Oster se contente-t-il jamais du point final ? Il n’est que de comparer les versions publiées antérieurement avec les poèmes compris dans Paysage du tout, (collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000), pour prendre la mesure du traitement que le poète fait subir à des textes même anciens. C’est que pour Pierre Oster, la variation signifie la poésie, c’est-à-dire la vie elle-même.
Mais on s’aperçoit que lorsqu’il y a des variations, la facture du vers ne change pas. L’esthétique visuelle acquiert une certaine importance. Ainsi le poème peut croître ou décroître en nombre de vers, le vers, lui, ne changera pas d’aspect. Ainsi la stabilité visuelle du vers correspond à une permanence de l’universel. Et si le sens varie, c’est toujours en rapport avec une vérité suprême et absolue.





La culture de Pierre Oster lui permet de tenter une synthèse entre les différentes tendances de l’histoire littéraire, entre le chant le plus débridé et l’aphorisme le plus sec.
A cet égard, la poésie de Pierre Oster ne serait pas loin de celle d’un Racine: les mots y sont comptés, l’univers restreint, le Dieu caché. Cependant, « C’est une belle règle de clarté et d’équilibre que nous choisissons ; mais elle nous conduit à un classicisme inquiet, qui rabat le soleil sur des lieux pour une part inaccessibles », (Un art poétique, 1983, repris in Paysage du tout, collection Poésie, Gallimard, Paris, 2000, p. 264). On se souvient de Phèdre. Pierre Oster dans sa langue simple et pourtant généreuse se cache du soleil.
N’oublions pas cette dimension suprême de la générosité. Une générosité cachée, mais d’essence toute cornélienne, elle, héroïque par le courage qu’il faut, au XXI° siècle, pour affirmer, à côté de l’absurde, l’existence d’un ordre dont peuvent naître, dont doivent naître des valeurs suffisantes pour dire oui à la vie.
A partir de son moi, le poète, de sa démarche ontologique et poétique, il nous découvre à nous-mêmes. Il est le chantre de l’âme humaine, de l’être qui se voit perdu dans la contemplation de la nature. Il est le véritable « arpenteur de l’universel », inlassablement chargé de nous rendre témoins, par la parole, la poésie, de son harmonie.


Bibliographie critique
Olivier Barbarant, Le Chant, la chute et l’architecte, étude sur la poésie de Pierre Oster, mémoire de maîtrise, Université de Paris-Sorbonne, Paris IV, 1987.
Michel Rouan, L’Œuvre de Pierre Oster, D. E. A. Université de Toulouse-Le-Mirail, 1990.
Pierrette Labasthe-Marne, Réflexions sur la dynamique de l’accès dans la poésie contemporaine à partir de l’œuvre de Pierre Oster Soussouev, D. E. A., Université de Paris VIII, 1991.
Bernadette Engel-Roux, La Mesure et le flux, lecture de Pierre Oster Soussouev, Babel éditeur, Mazamet, 1994.
Vincent Eigrldinger, Les dieux de Pierre Oster, mémoire de maîtrise, Université de Neuchâtel, Suiisse, 1996.
Pierre Oster, Poétique et poésie, Actes du colloque du Centre de recherches sur la poésie contemporaine, les 26-27-28 mai 1992, sous la direction d’Yves-Alain Favre, Université de Pau, textes réunis par Chrisine Van Rogger-Andreucci, publications de l’Univetsité de Pau, 1994.
Jean Paris, Anthologie de lapoésie nouvedlle, Le Rocher, 1956.
Robert Abichared, Ecrivains d’aujourd’hui, 1940-1960, Grasset, 1960.
Phlippe Jaccottet, « L’hymne impossible », dans L’ Entretien des muses, Gallimard, 1968.
Claude Bonnefoy, « Pierre Oster », dans Littérature de notre temps, Ecrivains français, 3° recueil, Casterman, 1968.
Pierre Brunel, Histoire de la littérature française, Bordas, 1972.
Claude Bonnefoy, Anthologie de la poésie française, Le Seuil, 1975.
André Gendre, « La mobilité et son architecte : étude sur Les dieux de Pierre Oster », dans Le Lieu et la formule, La Baconnière, Neuchâtel, Suisse, 1978.
Jean Biès, J’ai dialogué avecles chercheurs de vérité, Retz, 1979.
Espace et poésie, textes recueillis et présentés par Michel Collot et Jean-Pierre Mathieu, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, Paris, 1987.
Jacques Darras, « Arpentage de la poésie contemporaine », In’hui, Trois Cailloux, Amiens, 1987.
La Poésie au tournant des années 80, textes réunis et présentés par Philippe Delaveau, José Corti, Paris, 1988.
Jean–Marie Gleize, A noir, Poésie et littéralité, XIV°-XX° siècle, Larousse, Paris, 1995.
Marie-Claire Bancquart, La Poésie en France du surréalisme à nos jours, Ellipses, Paris, 1996.
Bernadette Engel-Roux, « L’incertitude en ses fragments : Pierre Oster Soussouev », dans Désir d’aphorismes, études rassemblés et présentés par Christian Moncelet, Publications de la faculté des Lettres de Clermont-Ferrand, 1999.
Michel Jarrety, Dictionnaire de poésie, Presses Universitaires de France, Paris, 2002.
Numéro spécial de la revue Nunc, Clichy, 2003.
Numéro spécial de la revue Autre Sud, Marseille, 2003.

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