samedi 2 août 2008

Guy Goffette : Icare et son double

Intervention donnée au François Coppée en 2007 dans le cadre du Mercredi du poète


Avec son nom et son prénom Guy Goffette aligne deux lettres G à l’initiale de son identité, comme se reflétant dans un miroir. L’homme ainsi se révèle double dès l’origine. Dans le temps, il est un adulte qui se souvient de l’enfant ; dans l’espace, il veut voyager et il reste sur place (c’est un « voyageur immobile » selon l’expression de Bernard Mazo dans Aujourd’hui poème) ; sur le plan poétique, il écrit et s’applique à multiplier les références littéraires, autant de masques pour cacher une identité qui se cherche à travers le labyrinthe de sa personnalité. L’homme devient alors une forteresse, un dédale d’où l’on ne peut sortir que par le haut, tel Icare, dont on connaît le destin. Mais qui s’inquiète de sa chute ?


I L’enfance

a) Le Paradis perdu
Le caractère double, sinon duel, de la personnalité du poète prend racine dès l’origine dans l’enfant qu’il fut et qu’il ne cesse de vouloir retrouver. Ainsi deux voix résonnent sans sa poésie : celle de l’enfant et celle de l’adulte toujours pris dans les voiles du désir.
Le point de départ de l’enfance a une date précise : « a dix ans on a l’éternité sous sa casquette » . On ne semble pas se préoccuper de remonter à l’origine de ses premiers souvenirs : « la jeunesse est immortelle » . La casquette montre que l’adulte ne revoit cette enfance que comme bornée à un paysage, à une manière d’être, peut-être à une photographie. Préciser, fixer, figer, déterminer cette première perception du temps revient à remonter à l’âge d’or ressemblant à l’Eden de la Bible, « l’ancien paradis » . Le poète va même jusqu’à évoquer le « lait d’enfance » associant par la métaphore la mère et sa nourriture. L’adulte conserve ainsi « sa foi d’enfant, ce grand jeu d’images tressautantes/ que grand-père lui détaillait ; » . « au déclin des fiers grands arbres/ auréolés d’enfance » . Comme dans un cadre de crèche de Noël, les personnages de la mère et du père (ou du grand-père) instaurent une fixation idéale de la naissance. Un peu plus haut dans ce poème dont le titre est une « prière », nous avions des « ânes qui sourient ». Ce moment devient pour le poète une Nativité signifiant par là le bonheur et le paradis perdu.
Nous pourrions évoquer également l’enfance dans la partie dédiée aux planteurs de tabac avec son grand-père qui éveillait pour lui le monde des Indiens de ses lectures, de ses films ou de ses bandes dessinées en même temps qu’il se vouait à une pratique un peu secrète, et qui, avec le recul du temps prend des allures de mafia bon enfant. Ce qui était une activité mystérieuse aux yeux puérils devient avec la distance de la narration une volonté de s’affranchir des cadres.
L’enfant que l’on avait vu ne pas compter le temps, ne compte pas davantage la mort qu’il n’envisage que comme une aimable fiction : « à dix ans on a l’éternité sous sa casquette/ et la mort est littéraire » . Et le poète a de belles métaphores pour évoquer ce temps : « l’enfant qui rêvait dans la poudreuse/ complicité des livres » . La « poudreuse », ici, n’est ni la poussière et encore moins la neige des skieurs, mais surtout le nimbe de temps qui noie le paysage et l’enfance.

b) La nostalgie
C’est donc précisément à partir de cet âge de dix ans que le monde cesse de répondre aux questions. Alors l’enfance est définitivement révolue, et cette « révolution » (mot pris au pied de la lettre dans le sens de retour sur soi) entraîne la nostalgie. L’enfance devient un temps double entre le vécu et son souvenir donné par l’écriture. Ce dédoublement apporte à la fois des bonheurs mais aussi des angoisses.
Cette angoisse se nourrit du jour qui meurt : « C’est ainsi, soir après soir,/ que nous sommes devenus mortels » . Après une Nativité édénique, nous assistons à la survenance de l’idée de la mort qui défie toute éternité, même de rêve. Nous noterons qu’un seul soir n’a pas suffi, mais qu’il fallut qu’il y eut cette répétition insupportable des soleils qui se couchent. « L’ennui naquit un jour de l’uniformité » aurait pu dire Goffette après Baudelaire. Le crépuscule provoque une déchirure, une blessure profonde : « Le soir qui tombe sur tes épaules/ enfonce les clous un peu plus bas » . Le poète, revivant ce sentiment par l’écriture redit cet abattement qui le tenait, qui l’oppressait. L’image des clous nous renvoie à une image christique, qui double l’image édénique de l’enfance.
L’écriture a pour double effet de distancier l’enfant que l’on fut, mais en même temps, par un effet retour, de fixer certains moments dans le présent de l’écriture. Le passé, par bonheur, se rapproche. Le temps se raccourcit dans la mémoire, et l’enfance s’approche du présent : « c’était hier […] le retour/ de mon père à la maison et ses mains/ nues et meurtries près de l’assiette à fleurs » . Le souvenir du labeur paternel dans une geste quotidienne et familière, familiale, fait partie de ces moments heureux, mais il est vécu comme un sacrifice, peut-être christique, une dette que l’enfant contracte à son corps défendant, augmentant la nostalgie et l’angoisse de l’adulte. Alors ce sont tous les événements de la vie qui étonnent le poète et le font plonger dans une lourde mélancolie : « la pluie// est une enfance morte dont nous gardons la voix/ tremblante au fond du cœur comme un secret des bois » . Le rapprochement temporel qui force à la lucidité, ne peut empêcher, ou même, au contraire, renforce la perte de l’enfance. Le climat atmosphérique vient ici jouer un rôle double : d’un côté, la pluie ne cesse de rappeler au poète son enfance ; de l’autre, elle s’anime, devient une voix intérieure. La déchirure se fait sentir dans l’aphorisme coupé par la strophe : « La pluie// est une enfance morte », soutenu par la rime « voix/ bois ».
La vague du passé rappelle au poète l’être qu’il a trop oublié : « cet enfant t’appelle qui n’a pas pu grandir » . Là commence véritablement la douleur : il semble qu’il y ait chez Guy Goffette un manque face à cet enfant qui n’aurait pas eu toute sa place ni toute sa vie. « Toujours une chaise manque au bonheur » . Ce sentiment se fait particulièrement sensible par le dédoublement des pronoms personnels : « il » d’un côté, « je » de l’autre. La nostalgie, à peine adoucie par l’alexandrin, s’exprime violemment : « La pointe du couteau fichée dans la mémoire ».
C’est alors que l’angoisse face à la vie, face à la mort, commence à prendre forme, qu’elle rejette définitivement pour l’adulte l’enfance dans le vécu : « Encore petit/ et peu sûr au dedans, triste déjà/ à cause d’un lapin mort de froid » . Un événement banal, -mais la mort fût-ce celle d’un animal n’est-elle pas toujours un drame, une tragédie ?- vient apporter à la mort une réalisation concrète. Cette angoisse peut aussi bien survenir tout à coup, dans l’innocence, quand l’enfant ressent une terreur devant le ciel vide : « Pris au jeu un enfant arrache à l’azur/ un cri sans retour » . Soudainement la conscience du temps intervient, ajoutant la distanciation par la troisième personne : le cri de douleur est lancé, mais aucun écho ne lui répond. Le désespoir s’installe : « Dire que nous avons cru au bonheur/ comme les gosses battant pavillon// sur un peu d’eau croupie dans l’arrière-cour » . La métaphore maritime donne à ce sentiment la force des départs hauturiers des livres d’aventure. On sent bien que derrière cette image l’auteur se souvient de tel enfant baudelairien qui lâchait un bateau dans un bassin du Luxembourg : mais quelle ironie y glisse-t-il (avec cette eau sale !), et combien cette ironie est-elle la face cachée de la nostalgie !

c) Un lieu
L’enfance et sa mémoire s’ancrent traditionnellement à partir d’un lieu : une maison, le plus souvent, une chambre, une cabane dans les bois, le bureau d’un grand-père comme celui de Jean-Paul Sartre dans Les Mots par exemple. Chez Guy Goffette, c’est une cuisine. Lieu sans doute d’une modestie financière qui obligeait à la vie commune et provinciale de se dérouler dans cet endroit. Si ce lieu fait l’objet d’un « éloge » classique et ainsi s’oppose à lui, [comme l’indique le titre d’un des recueils du poète . Il est surtout l’espace clos qui ferme l’horizon de l’enfant : « quatre murs » entre lesquels il dialogue avec un autre lui-même : « Non la cuisine que tu chantes n’est pas de mon sang/ sa voix de sucre m’arrache la gorge – et si tu n’entends pas mon cri/ sache au moins que c’est lui qui me porte avec toi contre toi » . Les deux pronoms révèlent bien le double personnage. Le « sang » donne à la cuisine une personnification à laquelle l’enfant s’identifiait. Il peut s’entendre de deux façons : le sang versé d’une blessure, celle infligée au lapin ou aux mains du père, ou le sang de la lignée familiale : de cette manière, la cuisine devient le lieu de prédilection de la douleur d’enfance et l’oxymore du « sucre qui arrache la gorge » la révèle. La nostalgie l’anime autant que l’idéal le requiert : « on touche à ce qui n’est pas encore,/ ce qui viendra : la vie// promise ». Le double enjambement détache le mot « vie » de celui de « promise », séparant à jamais le rêve de sa réalité. Une prière baudelairienne cependant vient demander un apaisement devant la douleur de cet avenir compromis : « assieds-toi donc mon âme, assieds-toi, laisse/ l’enfant de tes rides, l’enfant perdu,// défaire le filet du pauvre pêcheur d’eau. » La « vie promise » va s’épanouir au lieu et place de la vie de l’enfant. Par un bonheur de formule, « l’enfant de tes rides », le poète, tente une dernière fois la réunion de l’enfance avec l’adulte, avant de demander le repos de son âme –aspiration métaphysique- et de laisser à sa perte l’eau et son pêcheur. La symbolique de l’eau courante est suffisante pour qu’on ne s’y attarde pas, mais nous retiendrons ce « pêcheur d’eau » au double titre d’une certaine illusion qui persiste et d’une notion de péché, de faute qui vient souligner la nostalgie et la culpabilité. Il faudrait peut-être y ajouter la parabole du Christ et des pêcheurs d’hommes : le poète serait celui qui viendrait sauver les hommes de leur destin de parole rémunératrice, comme l’appelait Mallarmé. Car c’est bien la poésie qui fait avancer cet homme, en dépit et grâce à son enfance.
L’homme adulte parvient à vivre parce qu’il porte en lui cet enfant qui n’est pas tout à fait mort et dont les rêves le dépassent. La nostalgie qui le taraude trouvera une part de son exutoire hors les murs du labyrinthe dans la réalisation d’idéaux, de rêveries près de cette origine que sont les voyages et les amours.



II Icare, l’amour et l’errance

a) Partir
Après l’échec de l’enfance qui découvre la finitude de la vie, l’adolescent se prend à rêver qu’une autre vie est possible. C’est alors que le désir de partir le prend pour s’éloigner à jamais d’un lieu qui a vu la chute d’Icare, qui est aussi celle de soi. Mais le départ est source plus de rêves que de réalités.
Les murs en effet ne sont pas uniquement ceux de la cuisine ; le village est là qui cerne le poète : « et la mer au fond du potager va larguer nos amarres/ Les toits déjà les toits encore tournent leur échine/ pour nous barrer la route » . Pour ce villageois des Ardennes, la mer, liée aux souvenirs d’un grand-père qui l’a pratiquée, demeure le grand rêve de l’enfant ; mais on voit que ce rêve s’augmente et se ferme des quatre murs de la cuisine et de l’enceinte terrestre du village. L’animation des toits « qui tournent leur échine » rend compte également du rêve de l’enfant qui a longtemps tordu son cou pour voir la mer derrière les collines, derrière les toits. La métaphore souvent chez Guy Goffette révèle cette emprise de l’homme sur la nature.
Le départ est longtemps demeuré sous le signe du potentiel, sous l’invocation rimbaldienne du « on ne part pas » pour s’inscrire dans le domaine du rêve : « nous/ qui rêvons de partir » . On pourrait croire alors que le rêve aurait pu suffire, que tout voyage serait interrompu dans l’œuf par son échec prévu dans la course rimbaldienne. Le soleil ou la mer exercent toujours une aussi grande attraction dans ces paysages de pluie : « mais je suis mort de ne risquer/ que le voyage du regard/ et l’hiver me traîne en exil/ dans ma propre maison » . Le poète meurt de ne pas partir loin d’un foyer qu’il a déjà construit. Le climat vient donner aussi sa force de résilience à ce mouvement qui ne s’amorce pas. Reprenant la métaphore de la construction, le poète souffre : « mais comme nos vies// se lézardent vite, qui ne débordent plus. » . Le rêve ne suffit plus à compenser l’ennui, il lui faut davantage de réalité. On dirait qu’il manque une poussée physique, une nécessité qui n’est pas encore suffisante : « Par indigence/ ou distraction tu as laissé// tant de choses mourir autour de toi […] – et tu t’étonnes encore, tu t’étonnes// que le froid te saisisse au bras même de l’été » . « Indigence ou distraction », c’est-à-dire la pauvreté et la nécessité de se retourner vers soi pour assurer sa subsistance. C’est la saison qui porte le message d’un échec. La répétition est le signe de la survenue identique du temps qui ne change pas les choses : « Et puis un jour vient encore, un autre jour,/ allonger la corde des jours perdus […] occupés à nous taire longuement […] tout un dimanche autour du cou » . Nous retrouvons la violence de l’image, comme plus haut celle du couteau, pour dire le déchirement du poète devant le dilemme qu’il ne parvient pas à trancher.
Le poète demeure double, d’un côté celui qui rêve de partir, de l’autre celui qui se désole de ne pas pouvoir partir. Ce dédoublement se lit dans le pronom pluriel : « Et nous qui de si loin/ désirions partir, nous restons sur le seuil » . Le seuil de la maison devient aussi celui du départ : l’imparfait exprime toute la nostalgie.
Mais la maison contient aussi la femme, vers qui s’épancher et en qui le poète retrouve son double.

b) L’amour est aussi une sorte de voyage.
La femme fait partie du rêve des départs et peut sauver de l’exil en ce qu’elle permet une communication, une parole qui atténuerait l’angoisse, le sentiment de la faute et se restaurerait un peu de l’enfance perdue .
Elle est pour lui « un amour// qui ne ferme pas à clef les battants/ de l’horizon, mais porte plus haut que nous/ ses flammes dans le soir qui s’étire » . Elle participe avec lui aux rêves.
Cependant, l’amour vient rapidement contrarier le rêve des départs. Comment en effet concilier la construction réelle d’un foyer et les désirs d’errance ? Il s’agit d’un véritable amour qui se sent à l’étroit dans les cadres stricts du mariage : « L’anneau d’or trop étroit pour contenir l’amour » . L’élément féminin demeure fixe comme dans cette image de la pipe du grand-père ornée d’une figure de proue : l’objet reste dans le lieu, réduit à son immobilité et à sa valeur de signe d’horizons jamais atteints. L’adulte est passé de la cuisine à la chambre, de la mère à la femme, mais cette translation horizontale ne lui fait pas enjamber les murs de la demeure et le poète retrouve son immobilité qui le prive de la réalisation de ses rêves. La femme devient malgré elle une étrangère, une autre que lui, quelqu’un qu’il faut comprendre quand déjà le poète répond difficilement à ses propres questions. L’amour à son tour est un échec.
Cet enclos de la chambre va bientôt enfermer le poète dans son quotidien qui ne ressemble pas à ses rêves : « le jardin fermé de notre amour/ et nos yeux d’habitude » . Et la chair alors n’est que de peu de recours pour « Le corps de l’homme en proie à l’errance » : « le corps est pris qui croyait prendre » . Le sentiment se lit dans la distance ironique que le poète place entre lui et son destin. Face à ce déchirement entre lui et l’être aimé, le poète ressent la douleur de celle qui le voit partir sans pouvoir lui résister : « car elle est seule aussi » . C’est donc dans un mouvement de parfaite humanité qui augmente sa douleur que le poète chante son désespoir de rêves avortés.
La femme est associée aux rêves par l’intermédiaire de l’élément marin : « Mystère de la mer au fond des chambre […] Mystère de la femme au fond des mers » . Le chiasme révèle l’ambivalence de l’image de la femme.

c) La mer
Dans la géographie du poète, « la mer rendue/ au bout du potager » est à portée de main. Elle est dotée d’une présence accessible dans sa potentialité. Les Ardennes sont pourtant bien à l’intérieur des terres, mais combien la mer est proche par l’imagination ! Si bien que l’enfant ou l’adolescent ne peut que rêver partir vers des rives lointaines. Le poète va même plus loin, puisqu’il pense qu’il appartient au destin humain de ne pas demeurer en un lieu fixe. C’est ainsi qu’il s’identifie aux gens de mer dans un pronom « nous » de miroir : « marins que nous sommes ici » . On dirait que dès l’instant que l’enfant possède une filiation en rapport avec la mer (ce grand-père et sa pipe), dès l’instant aussi où il la rêve, l’imagination l’emporte et le poète devient réellement un marin, plus marin peut-être que les véritables. On retrouve là le syndrome de Des Esseintes, le héros de A Rebours de Huysmans, pour qui un seul repas pris dans un pub près de la gare du Nord suffisait à cibler sa soif d’Angleterre.
Et pourtant ce rêve aussi est voué à l’échec : « et la mer au fond du potager va larguer nos amarres » et laisser le poète sur ses rives. « la mer promise qu’on n’aura vue qu’en cartes postales » ressemble à la « vie promise », une promesse non tenue. Alors naît un sentiment de lassitude : « A quoi bon fuir l’été venu vers une mer/ bien à l’ancre dans son lit/ quand rester immobile au creux du chemin semble/ une manière de navigation » . Le rêve voyage, se contente de son propre désir et se nourrit de ses simples images de cartes postales. Ainsi Rimbaud avait raison : « on ne part pas ».
Aussi une fois quitté le lieu, le départ rêvé prend une autre couleur : « le poète enseveli là-bas dans le cellier// sous les pommes et les honneurs,/ a vu juste : les plus longs voyages// ne sont que plis sur l’eau » . Malgré l’échec de la mer, un homme survit grâce à la mémoire qu’il laisse à ses enfants. Mais il s’agit de l’image du grand-père, donc de l’enfance qui revient ici dire à l’adulte la perte qu’il lui faut encore subir et affronter.
Reste le souvenir de ce rêve qui s’effondre dans la mer, comme Icare.

d) Icare
Icare, comme tout mythe, peut donner place à de nombreuses interprétations. Goffette prend les choses de biais : il ne redonne pas le mythe directement, mais par l’intermédiaire de la poésie de Wystan Auden, et celle de la peinture de Brueghel où l’on voit Icare chutant dans l’eau dans l’indifférence totale du laboureur, du paysage et même du spectateur, tant cette chute est quasi imperceptible à première vue, n’était le titre qui nous met sur la voie. Le choix par Goffette de cette peinture, comme jadis celle de La Tour par René Char, nous en dit long sur ce qui travaille le poète de l’intérieur. Nous y trouvons bien sûr la nostalgie de l’idéal représenté par le soleil, à moins que ce ne soit ce soleil noir de la mélancolie nervalienne qui brûle les yeux de ceux qui le regardent de trop près, la sortie d’un labyrinthe qui représente la fuite hors des quatre murs de la cuisine de province : « la cuisine, Icare y fut aussi » , et enfin la chute isolée d’Icare représente la disparition, l’évanouissement de l’événement, notamment dans Auden.
Icare rassemble ainsi pour Goffette tous les thèmes de sa poésie : la nostalgie, la chute et l’indifférence. Il est son plus que son propre double.
En mettant l’accent sur l’anonymat de la chute d’Icare vue par Brueghel, par cette mise en abyme, Goffette vient nous rappeler que le poète meurt dans le vide, dans l’oubli, ce dont lui précisément ne veut pas se satisfaire, d’où ce rappel non directement du mythe mais d’une de ses interprétations par un artiste et un poète : d’où ses dilectures.




III Une écriture en partie double

Une forme de nostalgie se marque dans l’écriture par les références obstinées du poète envers ses aînés ou contemporains et son aptitude à confronter sa culture classique à la vie moderne et à un verbe coulant et lyrique. Elle est aussi la marque du double, le poète se référant à un de ses maîtres s’identifie à eux d’une certaine manière. Il n’écrit pas à « la manière de », mais le nom de l’artiste, peintre ou poète, tel « phare» baudelairien, et la forme devient un masque derrière lequel le poète peut jouer plus librement.

a) L’écriture marquée
En effet, Guy Goffette, dans la lignée de Jacques Réda, entend renouer avec le lyrisme. Non le lyrisme parfois outrancier et trop marqué des Romantiques, mais un lyrisme critique, comme dirait Jean-Michel Maulpoix, un lyrisme double, qui se sait lyrisme, et opte pour l’expression des sentiments dans une forme qui les contraint à ne pas trop s’exposer. Selon une formule de Roland Barthes, le masque a l’avantage de se montrer lui-même du doigt. Le poète ainsi est double, à la fois lui-même, et à la fois ce masque qu’il porte. L’usage de la forme demande donc au lecteur une attention soutenue pour pouvoir lire derrière ce masque l’expression lyrique dans son origine. Encore cet exercice est-il rendu plus difficile par l’emploi d’une langue simple, de mots de tous les jours et une syntaxe fluide (et on pourrait relever les références, de Verlaine à Follain). Le poète préfère « les mots de rien, de peu » . Si le vocabulaire est aisé, son agencement relève d’une élaboration raffinée : c’est le masque.
Le poète emploie des formes bien connues comme le sonnet ou d’autres qui sont plutôt des registres : ode, fantaisie, éloge, élégie, chanson, prière, « Lettre ». Il invoque même les Muses, allégories depuis longtemps perdues de vue par tous les poètes depuis un siècle ! Un peu à la manière d’un Alfred Jarry, Guy Goffette s’amuse avec « la muse en tablier […] philtre des deux amants » , Muse qu’il affuble d’un accessoire de cuisinière, d’une alchimie poétique, avec la référence, de surcroît, au roman qui voit Tristan quitter Iseut. Tout est double dans cette écriture.
Dans la conscience qu’il a de cette référence aux formes fixes, le poète se délecte d’en faire même un « art poétique » : « La montée au sonnet (pour un art poétique) » critique le classicisme, les chevilles, la césure, le clair de lune. Le jeu de mots (« La Montée au sonnet ») indique avec clarté que cet art poétique n’est pas donné d’avance mais qu’il est œuvre de travail, d’une part et que, d’autre part, le sonnet représente encore pour un poète contemporain une forme d’excellence, une voie privilégiée. Mais bien sûr il s’agit d’un sonnet modernisé, double, qui se regarde lui-même être ou ne pas être sonnet.
Une autre manière de se cacher, d’être double, c’est de montrer avec ostentation ceux que le poète s’est choisi pour maîtres en art, poétique ou pictural : ainsi se multiplient dans l’œuvre les noms de poètes qu’il apprécie. Ce sont pour la plupart des poètes contemporains (mais comment ne pas nommer Verlaine qui fera l’objet d’une étude à part entière Verlaine d’ardoise et de pluie, Gallimard, ou Auden, ce poète anglo-américain dont il a récemment préfacé l’édition d’un choix de poème dans la célèbre collection poésie de ce même éditeur). Dans la lignée de Réda, on citera Cingria ou Follain, Queneau, Thomas, peut-être Larbaud ; dans le domaine des aînés nous trouvons Valéry ou Mallarmé. Une certaine prédilection pour des poètes étrangers : Hölderlin, Ritsos, Mandesltam, Léopardi, Pound, Pavese, Pessoa et Saba. Enfin si nous remontons aux origines, nous lirons les noms de Du Bellay, Dante et Homère. Cette liste donne à entendre ce qu’il y manque. Dans le domaine contemporain nulle trace de Breton, d’Aragon, d’Eluard de Char, de Guillevic ou de Bonnefoy ; dans le domaine étranger nous ne trouverons pas Shakespeare, et parmi les anciens aucune trace de Virgile ! Ces « dilections » donnent des indications sur les prédilections du poète qui semble préférer un expression souple et simple, une expansion pas trop resserrée, une poétique d’un lyrisme diffus et aux contraintes biaisées.
Goffette donne à ces masques, à ces poèmes, le nom de « dilectures ». Quel sens faut-il donner à ce terme ? On pourrait « dix lectures » de poètes. Il vient de prédilection, le fait d’aimer, mais le préfixe semble lui donner une connotation négative, comme une déviance, un dévoiement, celle qu’il fait subir à la forme, ou ce dévoiement de soi qu’est cette forme d’hommage.
Mais sans conteste, les deux figures majeures qui assistent à l’éclosion du poète, sont par double proximité géographique et intellectuelle, celles de Rimbaud et de Verlaine. Ces poètes sont présents pour évoquer les paysages et la modernité. Ce qui n’empêche pas Goffette de s’amuser avec Rimbaud dans ce « Blues à Charlestown » dans lequel il cache le nom de Charleville derrière sa traduction approximative en anglais, repris de Rimbaud lui-même : c’est encore un double qui parle, Goffette à travers Rimbaud. Ce « Blues à Charlestown (vieux dizains) », reprend la révolte de Rimbaud : « merde, merde, merde/ à l’atone éternité des provinces » . Ce Blues, qui est moderne ici, entretient des rapports curieux avec des « vieux dizains » que Rimbaud avait en horreur, notamment ceux de François Coppée. Goffette relie deux modernités en associant Rimbaud au jazz, mais son écriture se situe à mille lieues des avancées du modernisme actuel, de la performance, du spatialisme ou encore du telquelisme. Goffette voit donc double : d’un côté une modernité, de l’autre un quasi retour aux classiques. D’où la difficulté : par où prendre ce masque pour dévoiler la véritable identité du poète ? Nous le voyons bien ici, avec Rimbaud, il s’agit de la véritable nostalgie des départs issus de l’« atone éternité des provinces » où l’allitération en « t » rend plus prégnante encore le sourd martèlement. Guy Goffette ne peut se défaire de sa culture qui s’attache aux « vieilleries poétiques », comme les appelait Rimbaud : « Ô Poésie vieille entêtée » .
Goffette n’est pas ennemi d’autres modernités avec lesquelles il éprouve un certain plaisir à jouer ; voir ainsi ses « Manœuvres, répétitions » dans le style oulipien « La lecture à Metz », le néologisme de « déchant ». Simplement, il sent bien qu’elles ne sont pas là sa vraie voix, qu’elles ne sont qu’un masque de plus et que le principal est ailleurs.
On s’en rendra compte dans La Vie promise dans lequel on trouve le titre un peu romantique de « Un peu d’or dans la boue », suite de dix poèmes sur le même moule : trois quatrains et un vers isolé . Toujours par un double système, Goffette associe tradition et modernité. L’une lui apporte le masque derrière il peut cacher un lyrisme qui aurait tendance au débordement, l’autre lui permet précisément ce débordement contrôlé, cette mise en scène de la nostalgie.

b)L’écriture moderne ou art poétique
« enfin débarrassé de la bonbonnière poétique et de l’albumineuse prosodie » , le poète va pouvoir se construire une poétique propre qui ne lui soit pas imposée par l’école ou l’université. La critique qu’il émet à l’encontre de la tradition prosodique range celle-ci au rang des accessoires de salon bourgeois avec sa « bonbonnière » ; plus encore, elle renvoie au sentiment du beau, peut-être même du baroque. Mais n’est-ce pas être baroque que de porter au masque ? Quant à l’« albumineuse prosodie », elle renvoie à la maladie, et Goffette avoue ici à demi-mot qu’il est difficile de se défaire d’un mal qui le ronge intérieurement : c’est pourquoi sachant cette remontée toujours possible des choses acquises comme une seconde nature, le poète travaille à user des formes classiques qu’il détourne de leurs propres moules : c’est une façon de se trouver bien entre quatre murs (nous rappelons ceux de la cuisine) en même temps que de contester une tradition qui ne lui convient plus.
Cette manière de faire peut s’apparenter à la démarche du crabe, si on me permet l’expression. Du reste elle m’est appelée par le poète lui même : « J’avance de profil » : « parler de travers […] l’important est de se laisser faire/ par ce qui passe et de ne rien brusquer » . Parler de travers, c’est employer des formes pour leur faire dire autre chose, car une forme parle, elle dit la tradition et toute l’idéologie qui vient avec elle, celle du bien, du beau et du vrai. Rien de tel ici, puisque la forme détournée subit le traitement de l’ironie qui fait exploser ce carcan mental et prosodique. C’est de cette manière que le poète se laisse aller à l’inspiration sans aucune préparation, sans aucune science préétablie. Mais nous savons bien qu’il nous ment : nous venons d’analyser comment rien n’est moins naturel qu’un poème de Goffette. Alors pourquoi ce mensonge ? Ce n’en est pas tout à fait un si l’on veut bien considérer que le naturel n’existe pas, qu’il ne peut pas exister dès l’instant où l’éducation et les lectures ont fait leur travail de formatage. Pour Goffette, « se laisser faire », comme il le dit, veut tout simplement dire répondre aux Muses qui l’ont enchanté dans sa jeunesse : nous revenons à l’appel de la nostalgie. « ne rien brusquer », c’est aussi une leçon de Pierre Reverdy dont Goffette ne parle jamais mais qui n’est pas loin de sa propre manière. C’est aussi un retour à la notion d’inspiration, de grâce : un poème ne se construit que si l’idée ou la nécessité s’en fait sentir. Pas de poème de circonstance, donc, mais seulement ceux qui sont liés par une forte exigence intérieure, et à partir de ce moment, nous sommes dans le moderne, dans le sens où un poète est un être de feu qui n’existe que par et pour la poésie, dont l’existence n’a de sens que dans l’expression poétique du moi et dont le lyrisme est la seule manière qui puisse lui ouvrir l’accès à l’être.
Son art poétique, Guy Goffette le résume : « le paradis est l’affaire de quelques mots// qui chantent, chantent encore quand morte est la chanson » . Ces vers ne sont pas sans rappeler ceux de la chanson de Charles Trénet « longtemps après que les poètes ont disparu ». Et je reprends à dessein le terme de chanson donné par le poète et venu sans doute de Verlaine. Pour un poème, il faut quelques mots qui chantent : c’est l’affaire du travail, car tous les mots mis ensemble ne chantent pas naturellement ; la chanson, même poétique, n’est pas naturelle. Ce qui étonne, ici, c’est le mot paradis. Vient se glisser là, et sans doute pas par hasard dans l’expression de l’art poétique, une notion religieuse. Le mot est bien mis ici pour faire sens. Mais là encore il s’agit de la tradition, de la culture (les romans du poète nous indiquent suffisamment quelle éducation religieuse il reçut). Mais l’accepter est une autre chose, elle devient une métaphore pour exprimer la réussite du poème qui pourrait chanter une fois le poème oublié. Si la référence à Trenet n’est pas absolument fausse, la disparition élocutoire du poète, comme disait Mallarmé, demeure un idéal poétique, non dans le poème lui-même, quoique le « je » soit toujours un autre », mais davantage dans la mémoire des lecteurs. C’est ce à quoi rêvent les poètes : devenir un nom, qu’un de leur vers demeure comme un proverbe et devienne ainsi partie du patrimoine de la langue, ce qui est arrivé par exemple pour Marcel Thiry avec son « Ton qui pâlis au nom de Vancouver », ou mieux encore ceux dont on ne connaît pas même le nom ni même le vers qu’il nous ont laissé. « Passant, nul, à peine, rien […] le poème an-/ nule ton passage dans l’air aride et le sauve » « que le chant te revienne/ et détourne enfin/ avec la poigne de la nuit/ le cours forcé/ de ta biographie » . Il est nécessaire de chanter sa douleur et sa nostalgie, son exil pour que l’écho –ce double- en revienne dire au poète qu’il a existé un moment dans ce chant. C’est son unique viatique. Le poète ne vit que dans son verbe.


Conclusion

Ainsi le poète vit-il en double, à la fois par sa culture classique et par son usage moderne : cette pratique révèle en lui une double personnalité, un double qui l’obstine, un peu à la manière d’un « frère » d’Alfred de Musset. « Celui/ qui marche dans mes jambes […] qui dit je// avec la bouche d’un autre » .
Guy Goffette est parfaitement conscient de cette présence du double chez lui. En témoigne certain vers : « nul n’échappe à son visage véritable » . Il connaît le masque qu’il porte et l’impossibilité d’échapper à la vérité de ses propres traits cachés. Mais au vrai, ce masque devient parfois trop lourd à porter et le poète, le soir, se plaît à ôter cette seconde peau qui le gêne : « retrouver enfin son visage dans la glace depuis des siècles dans la chambre du peintre » . Le miroir nous restitue parfaitement l’image du double mais plus intensément ici, deux thématiques se font jour : celle de l’éternité, et celle de la peinture. L’éternité, les siècles, sont ceux de l’histoire, celle de l’art qui exprime les sentiments des hommes depuis le début des temps. Rien n’est plus naturel pour un poète que de vouloir accéder à cette éternité, comme on l’a vue du paradis. La référence à la peinture est bien sûr directement en rapport avec le thème du double, notamment quand le peintre de référence est Rembrandt aux multiples autoportraits.
Le tremblé de la brosse sur la toile répond au tremblement que fait subir le cœur à la plume. Le poète tente parfois de faire bouger les lignes comme dans ce poème intitulé « Variations sur une montée en tramway (d’après une photo de J.-H. Lartigue, 1900) » . Donner du mouvement à ce qui est fixe, c’est tenter de donner de la liberté dans la forme et de retrouver par là le premier moment qui a donné naissance à l’objet d’art.
C’est aussi essayer de se souvenir de cet enfant Icare dont les rides dans l’eau ne doivent plus passer inaperçues au risque de l’oubli qui signifierait véritablement la chute définitive de l’ange, de l’enfant dans les rêves du poète et des hommes.

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