samedi 2 août 2008

Le corps négatif d’Abdellatif Laâbi,
texte lu en mars 2008 dans le cadre du Mercredi du Poète, au café le François-Coppée.

Cette lecture critique ne porte que sur la première partie de l'œuvre du poète.

« je suis le corps négatif de vos illustres méfaits »

Intro :
La poésie engage la vie. Ce lieu commun trouve toute sa valeur dans le cas d’Abdellatif Laâbi. C’est bien à cause de ses poèmes que le poète fut emprisonné, et nombre de ses poèmes ont été écrits en prison. En prison, le corps est mis en retrait parce qu’il dérange, parce qu’il est une menace pour l’ordre établi.
Alors la voix prend le relai. Mais Laâbi ne se contente pas de chanter son être en poète tourné vers lui-même. Il met sa plume au service des plus humbles dans le combat politique.
Sa conviction politique est profonde, mais le poète ne se veut pas le porte-parole d’une doxa qui le dépasserait. C’est pourquoi il agrandit son combat politique au niveau social et fraternel. Et il n’oublie pas la simple mais indispensable amour humaine.
Pur porter ses idées, le poète emploie souvent un verbe violent qui se rebelle contre l’ordre ; ouis le chant se déploie pour se mettre au service de l’épopée politique mais jamais le poète ne perdra sa chaude voix lyrique.

I
La politique

Une des raisons de l’importance de la poésie de Laâbi tient dans son engagement politique. C’est le militantisme qui l’a mené en prison et qui lui a dénié son corps. Mais la pensée politique du poète n’est pas exactement celle d’un militant, plutôt celle d’un humaniste.

a) Raison de la politique
Avant de débuter par la période carcérale, il nous faut nous intéresser à ce qui l’a motivée. Il est nécessaire de rappeler que ce poète n’a commis aucun crime, ni rouge, ni blanc (de col blanc). Mais un simple crime de lèse-majesté, au sens premier du terme. Qu’on en juge : « proférateur je suis/ édifiant à l’insoumission/ un royaume » . Il s’agissait, on le voit, dès l’origine, de dresser un mur de refus de l’ordre.
Comment, en effet, quand on gouverne, ne pas condamner de tels propos parus dans les premiers mots de la Vie urgente : « je rappelle au désordre/ mot d’ordre/ insoumission/ il nous faudra des guerres/ des sièges plus meurtriers qu’aux croisades/ je veux un sang juste/ l’exacte vengeance ».

À côté de sa seule production créatrice Abdellatif Laâbi a créé avec des amis une revue littéraire qui ne mâchait non plus pas ses mots, Souffles. Il revendique encore aujourd’hui cette entreprise et la cautionne en en produisant l’intégralité sur son site électronique. Nous y retrouvons le ton violent du poète et de ses amis dans leur révolte contre l’esprit néo-colonialiste qui pesait sur toute l’intelligentsia du Maroc.
Ecoutons ces vers tirés du premier numéro de la revue, au premier trimestre 1966, et dont le registre n’est pas sans faire penser à Prévert : « Seigneur donnez-nous notre lot d’absurdités quotidiennes/ et préservez-nous de notre accablante liberté/ Je vous émascule » . À la violence du propos, s’ajoute l’atteinte à la religion puis l’insulte. Malgré la diffusion restreinte de ce périodique, sa nouveauté et son cri ne sont pas passés inaperçus. Il n’est que de lire rapidement un écho de la presse de l’époque : « doublement hérétique, ils utilisent la langue française, et ils sculptent à la dynamite » .
C’est pour un crime de penser et de dire que le poète a été condamné à huit ans de prison. Le voilà privé de liberté, le voilà en son corps négatif.

b) Prison
Mis à l’écart, le poète apporte, quant à lui, une vision claire de sa démarche, du lieu d’où il parle, de son histoire.
La poésie de Laâbi, comme toute poésie, est avant tout une recherche individuelle. Il veut « marcher/ vers [s]es racines » . Mais sa vie dépasse alors son propre destin : il devient un homme politique à son corps défendant. Et les deux se confrontent, s’affrontent peut-être.
Laâbi en a pleinement conscience : « mon peuple marche/ et j’existe/ rebelle » . On voit les deux entités s’assembler : l’homme et le citoyen, le poète et le révolté. On pourrait même penser que le poète ne peut exister que par sa rébellion, dans une étroite imbrication des deux axes individuel et collectif.
L’isolement carcéral permet au poète cette double aventure, autant restreinte à la seule âme, qu’ouverte à la condition humaine. C’est par le verbe que le poète se retrouve, et qu’il se rend compte d’être « à peine né à la parole » . S’ouvre alors une nouvelle naissance, une naissance poétique.
Mais ces huit années de prison ne peuvent pas être oubliées. Sa mémoire perdure tout au long de la vie : « Je m’en irai/ avec le secret de ma pyramide/ et le tatouage de mes barreaux » . Malgré la légère ironie, on sent le poids et la marque de la prison qui rappelle le signe d’infamie sur l’épaule des galériens et des bagnards.
Ce qui est extraordinaire ici, c’est qu’à aucun moment il apparaît que le poète ait douté de son chemin à parcourir. Huit années de cachot ne sont pas rien et pourtant on retrouve le poète tel qu’enfin la prison ne l’a pas changé. Parfois on entend sourdre une sorte de doute, une plainte : « Ecrire est dérisoire […] et pourtant » . C’est pourquoi l’écriture reste le maître mot pour le poète, elle le sauve dans sa solitude carcérale ; sans elle il n’y aurait pas de combat politique.


c) La politique
Laâbi veut « vivre sans maîtres » . On entend là un écho de la philosophie d’un Auguste Blanqui quand son journal criait : « ni Dieu ni maître ». Dans un pays où la religion est le soutien de la monarchie et où l’islam politique et militant va se réveiller, c’est une position politique audacieuse, dangereuse.
Cette référence nous renvoie directement à l’idéologie socialiste que le poète ne récuse pas. Il en défend les idées. Il va jusqu’à faire mettre en scène le discours des opposants, discours des humbles repris des propagandes officielles : « -Le socialisme, tu parles/ Ça ne marchera jamais chez nous les Arabes » et d’égrener ensuite les erreurs en Russie et en Chine , pour conclure par un argument en faveur de l’individualisme : « Solidarise-toi avec toi-même/ chacun pour soi ». Le poète n’est pas tendre avec ce discours-manifeste qu’il rejette en conclusion : ce sont les « relents des latrines du vieux monde ». Reprenant ainsi un discours individuel et non un manifeste politique, Laâbi se place au niveau de l’homme dans la lutte pour ses idées.
Il ne fait pas de théorie, il ne s’identifie à aucun dogme ni à aucun parti, mais proclame sa liberté de chanter l’homme et sa lutte pour l’amélioration de son quotidien. Nous en avons encore un exemple récent quand, à propos des prochaines élections législatives au Maroc, le poète lance sur son site internet un appel fédérateur en dehors de tous les partis contre les forces obscurantistes et archaïques des religions. Appel qui fait écho au cri que le poète lançait déjà dans le Discours sur la colline arabe : « Et vous prophètes imposteurs/ mahdis hypercachés/ leaders charismatiques soulevant les marées humaines/ par un simple cri tribal de ralliement/ sortez vos têtes/ montrez vos dents gâtées/ celles en or » . Le poème dénonce dans sa forte chute les mensonges des chefs religieux qui s’en prennent aux instincts les plus primaires des plus démunis.
C’est grâce à la poésie que le militant s’exprime pour une dénonciation politique, loin des idées : d’homme à homme, sinon de corps à corps, et plus largement, sociale, fraternelle.
II
Les hommes

Laâbi est un révolté politique, il parle fort contre les souffrances économiques imposées aux plus humbles. Mais on voit bien que le discours s’oriente non pas à partir d’un système de pensée, mais au contraire à partir des hommes. Ce qui l’intéresse, c’est la solidarité. Davantage même, la réelle fraternité qui peut s’instaurer entre eux. Et à partir de là, le poète peut chanter l’amour.

a) Solidarité
Laâbi est d’abord un poète solidaire, proche du combat de tous les opprimés : « Qui aurait dit que Gaza coulerait sans Alger/ Soweto dans Casablanca/ Et que dire de Bagdad à l’ère de Pinochet ? » Le poète n’a pas d’exclusive à sa revendication.
Il se veut l’écho de tous les sacrifiés de l’économie libérale : « ma voix vingt millions d’esclaves » . La rapide multiplication de la lettre « v » forme allitération et donne à lire le symbole de la victoire dans le même temps où le son rappelle l’immense part de l’humanité qui vit encore sous l’esclavage du salariat.
Pour appuyer son propos, le poète cite presque mot pour mot, mais de façon négative, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : « Dans notre pays, les hommes ne naissent pas égaux ». La thématisation géographique accentue la critique sociale. Dans une négation insistante, plus loin, il refuse Dieu : « Ni le soleil ni les oranges ou les phosphates ne sont des dons du ciel » . Ici, même le cosmos devient le fruit du travail des hommes.
Il faut ensuite écouter cette « lettre à mes amis d’outre-mer » dans laquelle le poète dit son intérêt pour les combattants de toutes les révolutions, de la Commune à mai 68 : « Vous les objecteurs/ dans le crépuscule […] vous les emmurés/ les exclus des sérails[…] vous les gisants/ les trouble-fête dans les usines pénitenciers […] vous les analphabètes/ des grimoires […] ». La poésie de la litanie dans les anaphores, la violence de l’adresse et la vérité des condamnations donnent à ce poème un grand moment de poésie sociale.
Le poète, dans ce contexte, se demande alors si « C’est encore loin le temps des cerises » , en écho à Jean-Baptiste Clément ; c’est bien de l’avenir de l’humanité dont il est question, de son avenir politique. Cette référence à la chanson révolutionnaire situe notre poète tout entier. Le poète ne cesse de chanter la communauté humaine, loin des idées trop exactement politiques.

b) La fraternité
C’est pourquoi Laâbi en appelle à la fraternité de tous les hommes dans tous les combats.
Ce qu’on appelle la fraternité, chez Laâbi, ne s’arrête bien évidemment pas aux frontières puisque aussi bien il chante le « Maghreb aux mains trouées » et qu’il veut une « parole donnée/ d’hommes à hommes » , comme une définition de la poésie. Le combat est foncièrement humain et le poète est pris de compassion devant le mal fait à l’homme de quelque parti qu’il soit. Ainsi il met en scène les bourreaux davantage que les suppliciés. Il comprend, même si bien sûr il ne l’accepte pas, le comportement des soldats qui ne font que leur devoir : « le gardien/ quand il a fermé les portes/ avait le même air bourru/ mais sans dureté » . Il est peut être plus dur, dans sa simplicité, avec le juge Ahmed D. : « il s’exécutait/ faisait ce qu’en haut lieu ON suggérait de faire/ bien qu’avec une légère gêne » . Chez Laâbi, c’est le prisonnier qui chante la peine du bourreau.
Un poème de prison nous fait toucher du doigt cette idée de fraternité, grâce, de nouveau, à la litanie, rythme fort qui emporte l’adhésion : « c’est encore une fois la fraternité des douleurs » , répète-t-il tout le long de cette « Grève de la faim ». Le poète ressent un réel sentiment envers les combattants pour la dignité humaine.
Sa lutte ne prend pas en compte les idées directement : « Ils étaient sept/ dans le quartier des condamnés à mort/ Âge moyen : celui du choix/ Identité : combattante/ pour une nouvelle dignité/ pour le pain fécond de la fraternité » . Notons bien que jusque dans un texte lourd et pathétique, le poète renvoie toujours à l’homme et à ses frères.
La parole instaure la fraternité. Prolongeant naturellement l’amour de l’homme, le poète chante maintenant l’amour de la femme.

c) L’amour
Abdellatif Laâbi est un poète de l’amour, à la manière d’Éluard, comme le souligne Jean-Luc Wauthier, auteur de la préface au tome I de son Œuvre poétique . Renchérissant sur Aragon, dans une sorte de facétie, Laâbi ne nous dit-il pas : « Je chante l’amour heureux » ?
En effet, l’amour a la capacité de détruire l’univers carcéral : « Les grilles disparaissaient/ Le toit volait comme par enchantement/ Nous étions loin, très loin/ de l’arène encerclée » . C’est l’amour qui redonne vie au corps, à ce corps qui est nié.
Il titre significativement un autre recueil La Guerre d’amour dans lequel son auteur retrouve la liberté, son corps et celui de la femme. Et cette « guerre d’amour » devient le jeu érotique par excellence, magnifié par le blason, thème incontournable de cette poésie : « Le fleuve te ressemble/ il a l’ondoiement de tes courbes/ la malice de tes poissons/ les berges grasses de ta vulve/ les saules pleureurs de tes cils humides/ les mouettes convulsives de tes reins/ il a ton cri étouffé/ et tes larmes » . Et, on le voit, le poète emploie les mots les plus vrais sans peur ni tabou.
L’amour, chez Laâbi, devient inséparable de son combat politique et c’est sans doute lui qui l’y amène : « Ma femme aimée/ l’aube rappelle à la présence/ La lutte reprend » . Davantage même, le combat n’est possible que parce que la femme l’a réveillé : « Puis vers toi ma longue marche/ pour mériter la parole » . La femme appelle le poète et c’est elle qui l’honore de son écoute, qui l’adoube, en quelque sorte. Ce n’est que parce qu’il aime qu’il peut combattre.

Le combat politique de Laâbi est né de son goût pour la rencontre des individus. Principalement de ceux qui souffrent. Et l’amour de la femme est le creuset de cette immense fraternité que le poète chante.
III
Le style

Précisément maintenant, il nous incombe de nous rapprocher du style du chant du poète, car s’intéresser à un poète, c’est essayer de comprendre pourquoi cette voix nous capte et capte le monde, pourquoi elle peut entraîner les foules, à la politique et à l’amour. C’est d’abord la violence qui s’exprime dans les premières publications inspirées par la lutte politique ; le style frôlera ensuite la tentation épique pour répondre aux idéaux des peuples. Enfin, revenant peut-être à des sources ancestrales, le poète va, naturellement, pourrait-on dire, revenir au lyrisme.

a)Violence dans l’écriture
La poésie chez Laâbi adopte, dès ses premières publications, un ton d’une grande violence. Violence d’abord dirigée contre le conformisme littéraire, contre les « Poètes, dégagés des contraintes, ayant licence pour tout : vin, mignons, polythéismes, apostasies » . Laâbi engage une vive critique vis-à-vis des poètes, jusque dans leur mode de vie. L’ivresse, la sodomie, la foi ont-elles un jour empêcher un poète d’être un opposant, un rebelle ? certes non, mais le poète se méfie des postures et des modes pour condamner l’académisme qui a partie liée avec l’autorité.
Cette violence s’exprime particulièrement dans le niveau de langage. Laâbi n’hésite pas à employer un vocabulaire grossier : « connerie » , « putain », « merde », « je t’en foutrai » , pour prendre des exemples disséminés dans l’œuvre. Ce n’est pas un poète démagogue qui voudrait faire jeune qui parle ici, mais un poète qui utilise cette violence contre l’intelligentsia. La correction du langage serait à mettre à l’aune de la correction des idées.
À cette violence lexicale s’ajoute la violence syntaxique et prosodique de la poésie. Ainsi les premiers mots d’Œil de talisman : « Meurt tout/ Cerveau rapiécé le long des cryptes » , pour lesquels le lecteur doit faire doit faire un effort de lecture.
Parfois aussi la violence s’inscrit typographiquement dans le vers par des espaces entre chaque lettre d’un mot. Ainsi « le c o r p s » (qui s’exprime ainsi pour réagir contre sa négation). Le vers est malmené autant que la syntaxe qui souffre de rapprochements surprenants ou au contraire de prose déliée. C’est malmener aussi l’ordre établi. Le poète se rebelle contre la sûreté de l’état… du vers et de la poésie.
Laâbi situe l’ensemble de sa poésie tout entière « au niveau du cri » , Il s’exprime mal et violemment parce que ses idées portent atteinte à la sûreté de l’état.

b) son style prend alors des accents épiques
Mais à côté de cette violence, le poète adopte un ton volontiers épique lorsqu’il chante le combat politique. Le poète prend d’abord des accents lyriques pour évoquer sa peine, sa responsabilité et aussi sa mémoire : « je ne peux pas abandonner mes morts » . L’affectation personnelle de l’adjectif possessif « ses » renvoie à une idée selon laquelle le poète se sent investi d’une idée de poursuite d’un combat commencé bien avant lui et dont il se sent l’héritier.
Le poète rallie ainsi à sa lutte toute l’histoire du monde qui ne manque pas de méfaits : « Hiroshima Auschwitz […] Bagdad Moctezuma […] Arméniens Aborigènes Kurdes Albigeois » . Dans une série impressionnante de noms, le poète englobe tout à la fois les hommes et les pays, les idées et les faits pour mieux montrer la grandeur de son projet. Son poème se grandit alors aux dimensions du monde dans une épopée moderne.
Le poète évoque le « peuple en marche » qui apparaissait déjà dans un des premiers poèmes : « Mon peuple marche/ et j’existe/ rebelle » . L’être se confond avec son but : il devient le sujet de son poème et de son histoire. Le poète incarne alors lui-même le héros épique : « je reprends à mon compte/ les mémoires plombées » , où le rythme alexandrin vient conforter le ton. Ses accents épiques participent de sa lutte pour la fraternité.
Bien conscient de cette charge qu’il se donne, peut-être plus tout à fait à son corps défendant, le poète s’associe aux bardes antiques : « Je me rêve parlant/ comme nos vieux aèdes » . Il est le héraut des combats de son siècle. Même si trop souvent il ne peut que pleurer : « je veux dire aux hommes/ la couleur du chant brisé […] je dis enfin/ ce pays qui m’est blessure » . Dans cette plainte, c’est bien le poète épique que l’on entend.
La poésie épique recrée l’homme dans toutes ses composantes pour le faire naître à sa propre histoire. C’est alors qu’il revient vers son premier compagnon celui de tous les jours, la femme, au lyrisme premier dans son intimité.

c) Lyrisme
Abdellatif Laâbi est un poète qui chante aussi l’amour des hommes, de ses amis, de la femme.
« J’en appelle à un nouveau lyrisme » revendique-t-il, voulant ainsi rénover la poésie. Alors notre poète ne serait pas épique mais lyrique. En réalité, le poète ne s’impose pas un système, il est toujours à la recherche d’une voix, même s’il multiplie les invocations. Ainsi, plus loin dans le même poème, il en « appelle à un nouveau réalisme » . Mais il n’y a pas contradiction entre tous les tons, épique, lyrique et réaliste : d’un côté on chante le peuple et ses luttes, de l’autre, on chante son corps pour qu’il se réalise dans la vie quotidienne.
Le lyrisme est proprement l’expression de soi. Le poète ne se paie jamais de mots : « Halte aux discours/ on y oublie d’écouter son corps » . Et voici que le corps, rendu négatif par la prison, devient positif, qu’il se réveille, qu’il s’aère après les années passées en cellule et qu’il exulte à simplement se sentir vivre. On comprend alors qu’il veuille parler vrai. On n’a pas tant souffert pour se mentir par des formules creuses, une langue de bois et des slogans vieillis.
On s’engage quand on écrit mais on « n’oublie pas/ que tu es l’étranger » , « étranger d’abord à soi-même » . C’est alors sur le ton de la plainte que le poète chante son exil français dans un beau lyrisme : « Naufragé/ avec cet idiome du fond de la gorge/ et ton savoir faire d’Andalou métissé d’Amazigh » . L’exotisme linguistique fonctionne ici de pair avec le sentiment de rejet.
Le ton peut alors se muer de langue d’amour en amour de la langue : « Amort/ Amourir/ Amourant/ Je t’ameurs » . Dans une belle invention de mots, le poète réunit Éros à Thanatos. En poète qu’il est avant tout, c’est la langue, ici, qui l’intéresse. L’écriture est sa bouée de sauvetage. Davantage, peut-être, sa raison de vivre : « Écris/ écris aussi vite que tu peux » . L’urgence de l’écriture manifeste un réel besoin de se placer au niveau des mots qui seuls permettent de penser et d’agir.

La voix d’un poète se révèle plus importante que le poète lui-même. Ses combats, politiques et sociaux, s’ils le portent un moment, s’effacent au cours du temps pour laisser aller le chant qui seul demeure comme la marque propre du poète. Qu’il soit fraternel ou d’amour, ce chant reste le meilleur message dans ses dimensions politiques pour soutenir la vie quotidienne et demeurer à hauteur d’homme.

Conclusion

L’univers carcéral fut un moment initiateur dans la vie et l’œuvre de notre poète, puisqu’elle l’a privé de son corps. C’est cet événement majeur qui l’a lancé sur les routes de l’errance et de l’exil. Elle s’est transformée en lutte devant l’adversité. Le combat du poète a toujours été celui du combat politique et social pour la libération de son peuple, des peuples de la terre. Si son corps a disparu, sa voix est montée du tréfonds des cachots pour faire entendre un chant inouï sous ces latitudes. De l’obscurité et de l’étroitesse est né un corps lumineux qui porte une voix large, que tout le monde peut entendre.
Parce qu’il a refusé dans sa poésie toute récupération politicienne, parce que son chant est demeuré au niveau des hommes et que sa voix résonne dans tous les cœurs, Laâbi est devenu un poète fraternel : « Je suis né/ pour aimer/ la haine m’est étrangère » . C’est le même amour pour l’humanité qui le conduit vers l’amour de la femme. Même et surtout si cette voix est parfois brisée par les épreuves du combat.
Mais il serait illusoire de séparer le poétique du politique, parce que l’un comme l’autre procède du langage. Laâbi est un poète qui fait de la politique, qui veut agir sur le plan social. Et s’il n’était pas poète, peut-être aurait-il moins le pouvoir d’agir. C’est pourquoi sa poétique peut prendre différents tons qui emportent l’adhésion.
De nos jours où le corps, en poésie comme ailleurs, a tendance à trop se faire voir, chez Laâbi, il se fait discret, comme négatif : mais ce n’est plus une ombre, c’est une voix.

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