samedi 2 août 2008

Jacques Darras


Texte lu pour le Mercredi du poète, en octobre 2008 par Bernard Fournier.

Le Mercredi du Poète, animé par Monique Labidoire, Jean-Paul Giraux et Bernard Fournier, est un café littéraire, le François-Coppée, 1 boulevard du Montparnasse, 75005 Paris, qui donne la parole à un poète contemporain et à son critique, le quatrième mercredi de chaque mois, de 15 h. à 1H h. (voir le site de Jean-Paul Giraux).

Jacques Darras
Le Joyeux Marcheur des marges

Jacques Darras est-il un poète ? Si oui, il s’ingénie à brouiller les pistes. Ses œuvres, nombreuses et foisonnantes, investissent des contrées inexplorées par la poésie comme l’essai esthétique et philosophique ou le roman. Il aime l’art primitif hollandais, chante la Belgique et ses bières, écrit des romans qui n’en sont pas et des poèmes qui s’écrivent comme des romans. Visiblement il n’aime pas trop les cadres et souhaite défenestrer la poésie de ses carcans institutionnels. Court-il au suicide ? D’une certaine manière nous pouvons dire que nous assistons à la renaissance de la poésie, ce qui n’est pas une mince affaire, à considérer toutefois que la poésie soit moribonde. Jacques Darras s’ingénie peut-être, et ce n’est pas le moins, à inventer un nouveau genre.


I Une esthétique picturale : l’essai
a) Les peintres
Toute l’œuvre de Jacques Darras est dominée par la peinture, notamment par celle des maîtres hollandais à savoir Memling, Van Eyck et Rubens. Il a un intérêt tout à fait particulier dans ces artistes, en liaison, notamment avec l’histoire et la métaphysique.
Dans l’ordre chronologique, apparaissent d’abord les miniaturistes qui peignaient les livres, qui les enluminaient : « Contempler Simon Marmion l’Amiénois peindre à l’aide d’une loupe ses citadelles imaginaires coiffant les collines en tout point identiques à celles qu’il avaient autour d’eaux, lui avait parfois pris d’entières après-midi. » . Le poète déplace la visée. Il passe du religieux au pictural.
Un poème entier est consacré à Memling dans lequel on associe sa peinture au feu et au cinéma. Un autre dans Moi, j’aime la Belgique particulièrement le triptyque de saint Jean devant lequel le poète fait une prière.
Rubens fait également l’objet d’un poème dans Moi, j’aime la Belgique dans lequel le poète dresse un éloge à la beauté de la femme.
Dans le même ouvrage, un autre poème est consacré à un peintre plus moderne, James Ensor (1860-1949) . La description du tableau fait penser davantage à la peinture hollandaise du XVI° siècle : « Regardons la mangeuse./ Dégustable, dégustant./ Augustable (ce n’est pas Août)./ Table serviette nappe lui font ventre d’une seule même extension inclusion./ Devant nos yeux une femme s’enhuître. » Les jeux de mots, la presque totale absence de ponctuation fait apparaître le poème aussi riche que la table dans une description semblable à une nature morte.
Mais il va aussi chercher son influence ailleurs en Italie avec Giotto ou en France bien sûr avec Matisse ou Cézanne . Il s’intéresse aussi aux peintres belges : Delvaux, Klee ou Kandinsky ou les surréalistes .
Cette rapide évocation des noms a de quoi effrayer par l’étendue temporelle qu’elle représente mais situe à peu près l’état de la réflexion de notre poète. La modernité surréaliste ne représente pas à ses yeux un art digne de son intérêt. Sa préférence va au Moyen-Âge à cause de son rapport à la réalité.
« Oh la beauté des quatre cavaliers de l’Apocalypse piaffant sur les quatre îles de l’archipel, oh ! la Femme de l’Apocalypse courtisée par le Dragon à sept têtes, oh ! la translucidité de la couleur bleue que n’obscurcissent pas les flammes./ Déséquilibre évident, la vision de droite l’emporte sur la sainte famille trop sage au regard de ce futur qui nous emportera./ Nous montons ou nous descendons ?/ La catastrophe dans notre cas importe plus que salut./ Quoi le futur, quel poids sur le présent ? » . La peinture est l’occasion d’une réflexion non pas tant sur la peinture, mais sur son message, même celui des peintres de l’ombre qui ne peignent que des sujets mystiques. Jacques Darras, en choisissant les petits maîtres par rapport à un peintre plus célèbre comme Rembrandt décale le discours ambiant et fait découvrir autre chose que le lieu commun.
Jacques Darras se montre lui-même en tant que peintre, très modestement il est vrai, mais tout de même avec sa petite palette : « Nulle autre possibilité pour dire l’ouverture maximale de l’esprit humain au ciel » . Sa propre expérience picturale le ramène à son amour pour les rivières et les fleuves : « C’est le Rhin que je dessine maintenant./ C’est le Rhin que j’ai décidé de faire passer par mon petit cahier Dalher./ C’est toute l’amplitude du Rhin sorti par Schaffausen du lac de Constance… » . Il semble qu’entre écriture et peinture, le poète ait du mal à choisir ; alors il se lance dans l’évocation de ce qui fait courir sa plume sur son cahier : les rivières.
Ces rivières font partie du titre d’un des ouvrages les plus importants de Jacques Darras, Van Eyck et les rivières, en association avec un peintre qu’il désigne ainsi comme son miroir, son porte parole, peut-être son alter ego.


b) Van Eyck
Encore Van Eyck n’apparaît-il pas comme le personnage principal dans cet étrange roman sans intrigue et sans héros. Il n’a le droit qu’à un petit chapitre d’une dizaine de pages pour un ouvrage qui en compte plus de quatre cents. Cependant, il est au centre des préoccupations.
Le peintre est vu de l’intérieur, à son retour de voyage, alors qu’il vient de choisir Bruges comme ville de repos pour terminer son œuvre, après une pérégrination au service, parfois diplomatique de Philippe de Bourgogne. Ses missions lui ont permis de voir le monde. Le retrait de la vie publique va lui permettre à sa peinture de comprendre le monde.
Il peint avec les yeux et le nez, avec tous les sens. Van Eyck après les miniatures revient au portrait et même à l’auto-portrait avec ce curieux turban rouge auquel il tient et qui fait la couverture du livre.
Le peintre intervient en tant que personnage parlant, élaborant un discours sur la peinture, notamment celle de l’agneau mystique : « Jan van Eyck avait imperturbablement élaboré pendant près d’une heure la description de l’animal fabuleux dont ils avaient l’image sous les yeux, auprès duquel la licorne semblait ‘sur-réellement’ domestique. » C’est le problème du réalisme qui intéresse le poète : la peinture ne fait pas que copier, elle donne un sens à ce qu’elle transpose. Le poète avoue une grande attirance pour les sujets mystiques avec tout leur symbole : agneau, licorne, prairie.
C’est que Van Eyck, plus qu’un autre peintre peut-être, le mène à la métaphysique : « Je me contente de contempler la merveilleuse rectiligne route devant moi/ J’ai le sentiment d’entendre le respiration de l’harmonie comme un être supérieur/ J’ai le sentiment de me trouver dans l’instant même d’un tableau de Van Eyck/ Ne serait-ce pas la Vierge au chancelier Rolin moi accoudé penché au parapet » . La contingence extérieure moderne, cette route, renvoie contre toute attente à une vision picturale. Dans un autre ouvrage il dira : « la Nationale/ Goudronnée est notre foi » . Le poète ne s’arrête pas à une métaphore moderne pour démontrer la fermeté de ses opinions. Cette image de la rectitude qui donne sur l’infini est donnée par la peinture de van Eyck. On ne peut que rester étonné devant une telle correspondance entre la modernité banale et matérielle de notre vingtième siècle routier et l’élévation métaphysique de la peinture du quinzième siècle.
Les peintres de cette époque sont parvenus à s’extraire des contingences matérielles pour figurer leur élévation spirituelle. Mais ce n’est pas pour autant que ces dites contingences n’existaient pas, bien au contraire, pour notre poète moderne qui, lui, s’attache à les faire connaître. C’est alors tout l’environnement de la peinture qui intéresse le poète : les conditions de son exercice, les modèles, les données sociopolitiques. Un de ses personnages (le modèle du peintre, Ludwjine) prend la parole : « Contraints qu’ils étaient de reproduire l’imitation, les peintres comme les artistes en général ne possédaient pas cette force. Prisonniers de leur emprisonnement, ils jouaient seulement avec plus ou moins de talent à délier ou assouplir leurs liens. Elle passerait outre. Elle irait au-delà des images » . Ce personnage devient le double du poète, surtout de l’homme qui par elle tente une aventure mystique.
Autre double, le peintre lui-même, par l’entremise de son prénom : « Les Jacques pérégrinant dans l’accoutrement de leur bourdon, besace et bourse pour la route, lui avaient suggéré des silhouettes qu’il utiliserait peut-être pour un volet de l’Agneau. » De façon symbolique, le poète se voit humble pérégrin dans le tableau qu’il admire marchant lui aussi vers le chemin de Dieu.



c) La question métaphysique
Avec l’approche des peintres, c’est la question métaphysique qui est ainsi posée. On a déjà vu comment l’agneau mystique venait prendre la place d’un intercesseur entre la réalité et le divin.
Dès le début de son entreprise poétique, Jacques Darras confirme cette orientation : « Les réponses, bien sûr sont dans un livre […] –sauvages, les vrais croyants, touchent la tendresse de leur cœur chaque fois qu’ils s’adressent à l’inépuisable » . Jacques Darras serait ce « sauvage », ce « vrai croyant » qui communique avec l’infini. Rapidement ensuite la quête du surnaturel prend forme avec les images de la religion.
Celle de Marie surtout semble donner au poète un secours divin : « Marie à l’ancre sur son son arx […] la transparence m’accueille […] le sang royal se répand dans les veines, Dieu est le renversement. » On assiste là à une véritable ascension mystique qui conduit le croyant à l’absence de corps, ce corps qui s’efface avec son Dieu. Rectitude dont la fermenté provient sans doute de la métaphysique du poète et s’opère sans le secours de l’Institution religieuse : « Nous avons pris en sainte horreur l’église » . Cette attitude n’est pas extraordinaire pour les croyants sans église ; dans nos temps modernes, le sentiment religieux dépasse souvent les cadres et les dogmes des institutions jugées passéistes et trop rigides.
Quelques années plus tard, les certitudes s’effilochent : « Mais mystique je risque de dévisser dans l’ascension » . Le jeu de mots, par ironie, souligne la crainte de descendre trop rapidement de la sphère céleste.
Mais bientôt le rejet sera manifeste. Après une révision du romantisme, le poète renie Dieu : « Nous n’irons pas à Dieu cette fois encore » . L’adverbe insiste sur ces tentatives multiples qui attestent d’une réelle préoccupation.
Plus tard il aura cette formule rapide autant que définitive : « Plus rien à attendre de Dieu, qui tourne le dos » . Notons bien que ce n’est pas l’homme qui refuse Dieu, mais bien Dieu qui se détourne : c’est bien évidemment renvoyer la responsabilité au divin qui n’en peut mais. L’idée d’une faute apparaît qu’il faudra envisager.
Aussi pour aider dans cette démarche de l’ascension vers Dieu, l’on se tourne vers les morts d’où pourrait sortir la voix de l’au-delà. L’écho de cette voix ne nous est pas encore parvenu, mais l’ancien croyant peut en tirer une leçon : « Je préfère nommer Dieu, notre mort » . Le problème métaphysique se résout ainsi plus facilement. Plutôt que de conduire toute une vie, il devient le bout d’une vie et non son but, la limite finale à partir de laquelle repenser la métaphysique.
C’est effectivement ce qui se passe ici. Le poète ne déclare-t-il pas dans son dernier ouvrage : « Nous ne croyons peut-être pas mais nous sentons/ Qu’il se passe quelque chose d’une opération étrange » . Il explique sa position de façon plus nuancée : « Ayant comme eux tous le Christianisme provisoire./ La conversion précaire » . Il faut noter le mot de conversion qui s’applique à nous, hommes du vingtième siècle, qui, ayant connu une éducation religieuse dans notre enfance, en sommes dégagés : le retour à une forme de métaphysique se considère alors comme une conversion par rapport à la laïcité ou plutôt par rapport à l’athéisme qui prévaut.

L’œuvre est le lieu de focalisation de l’évolution spirituelle du poète. On le voit passer d’une « conversion » catholique à une métaphysique plus large et peut-être plus hésitante. La peinture, les peintres, auront été le vecteur par lequel l’être s’aventure dans la région éthérée de la métaphysique. Avec eux, le poète expérimente à des fins personnelles leur relation à la réalité et à la surréalité, proprement à la métaphysique. Et s’il se détourne aujourd’hui de cette orientation, la peinture lui demeure, familière et comme un reflet de son œuvre, sinon de son art poétique.

II Une esthétique de la marge : un roman ?
Deux des ouvrages de Jacques Darras s’intitulent « roman » (Van Eyck et les rivières et Tout à coup je ne suis plus seul). À simplement les feuilleter le lecteur comprend tout de suite que cette appellation est ambiguë, voire fallacieuse. S’agirait-il d’une manœuvre destinée à tromper le public ? Ainsi attrapé, celui-ci serait amené à lire des poèmes à côté de larges espaces romancés. Sans doute faut-il y voir, en marge d’une démarche éditoriale que nous pourrions accepter, une véritable intention de la part de notre auteur qui, dès le début de La Maye, s’est toujours ingénié à brouiller les pistes, à confondre les genres.

a) Transgressions génériques
Comme la peinture, le roman se joue des frontières temporelles. C’est pourquoi sans doute Jacques Darras incorpore dans son roman Van Eyck de larges parties modernes pour une action censée se dérouler dans un Moyen-Âge très précis, celui des ducs de Bourgogne, au XV° siècle du temps de Charles le Téméraire et de son père Philippe.
Ainsi il n’hésite pas à faire intervenir la radio : « Bonjour notre invité est l’auteur de Van Eyck et les fleuves roman publié aux éditions du Cri, à Bruxelles, dont les personnages principaux sont deux grands fleuves qui arrosent notre pays notre histoire ». L’on s’amusera à ce que l’auteur se fasse de la publicité pour lui-même dans une réelle précision, on pourra peut-être objecter qu’il ne donne pas le prix du livre, si l’on veut poursuivre sur le mode de la gentille ironie vis-à-vis des homes de radio qui font une erreur sur le titre et ne lui laissent pas le temps ni la volonté de la corriger sous l’avalanche de paroles qui l’assomme.
On y trouve aussi des moyens plus modernes : « À la télévision les séries du cent mètres olympique d’Atlanta » .Cette fois, il introduit des événements sportifs récents.
Les média aussi bien que les moyens de locomotion que nous connaissons et qui font partie de notre quotidien ont leur part dans le poème : « ce décembre où la glace avait éclaté notre radiateur sur le parvis Saint-Bavon (lion Peugeot très peu mystique) » , toujours avec cette même auto-ironie, qui fait passer du lion à l’agneau.
On le voit poète n’hésite pas à faire entrer des marques commerciales : « personnage dionysiaque portant lunettes noires/ De marque Vuarnet – pourquoi n’y aurait-il pas de publicité dans le poème ?- » . Tout à fait conscient de sa démarche, le poète renchérit : « Solennelle, la Muse : vous avez pensé à la publicité ?/ Quoi ?/ Qui vous donne le droit de faire de la publicité dans un poème ?/ Nous interloque, intemerloque Clio la Clio !/ Comment, nous ne voyons pas. De qui tenez-vous l’autorisation ?/ De ce que nous sommes les auteurs moteurs du poème, Muse, nous nous mautorisons nous-mêmes./ Vous n’allez pas faire passer une automobile dans un poème sans qu’on remarque la marque !/ La marque devrait être reconnaissante de ce qu’on la reconnaîtra./ » . L’avalanche de jeux de mots sert ici de faire valoir à cette publicité bien anodine, nous semble-t-il.
La transgression des frontières se marque aussi par dépassement de règles non dites, comme, par exemple, le nom des poètes contemporains que bien souvent l’on cache pour ne pas faire connaître ses influences. Nous sommes alors devant une sorte d’anthologie de la poésie vue par l’auteur.
Dans son premier ouvrage, La Maye, l’auteur cite par exemple Denis Roche, William Bronk, Charles Gallenkamp (Les Mayas), Philippe Sollers, Charles Olson, Louis Zukofsky, Novalis et très largement Charles Péguy dans une belle hétérogénéité.
Dans toutes les autres œuvres, les références sont moins longues, moins ambiguës, mais tout aussi nombreuses : Rimbaud est sans doute celui qui revient le plus souvent, comme étant d’un pays proche, mais aussi Marguerite Yourcenar à qui l’auteur consacre toute une série de poèmes parce qu’elle aussi est du nord ; à qui l’auteur lui reproche cependant son exil transatlantique. Viennent ensuite Walt Whitman le fondateur de la poésie moderne américaine, Verhaeren , Jacques Prévert, « le poète le plus près des cartables » , Victor Hugo, Mallarmé, Baudelaire envers qui l’auteur n’est pas toujours tendre, sans doute parce que trop récité dans sa jeunesse, mais encore Claudel , Larbaud et bien sûr Laurence Sterne dont il prétend prendre la place dans Tout à coup je ne suis plus seul.
Cette surabondance de noms propres attachés à la littérature et surtout à la poésie vise à rendre compte de la culture personnelle du poète. Elle tente de dire que le poète n’est pas un pur esprit et que toute sa création ne peut avoir lieu que par rapport à ce qu’il a déjà lu. C’est une manière de transgresser les habitudes littéraires qui demandent généralement de cacher tous échafaudages d’une œuvre, donc ses influences.

b) Une autre façon de transgresser les codes c’est de s’affranchir des limites frontalières en déplaçant la visée de la littérature à la géographie.
Jacques Darras est un « amoureux de cartes et d’estampes » pour reprendre moi aussi un vers de Baudelaire.
Le poète s’étonne que de simples pointillés signifient une rupture de mode et de civilisation. Bien plus il s’en insurge. Il reproche ainsi à Louis XIV sa centralisation et son annexion des Flandres. Il est bon à cet égard de citer tout le poème : « Récapitulons nos motifs d’indignation contre les chevauchées Louis 14-18./ Mesurer les conséquences criminelles de l’obsession d’une clôture avec la Flandre jusqu’à nos jours/ Evaluez le coût financier de cinquante-sept années de guerre ininterrompue contre l’Europe (1658 bataille des Dunes paix d’Utrecht 1713)… » Il donne à cet épisode historique son poids de condamnation économique. On peut être choqué par le jeu de chiffres « 14-18 » mais c’est une ironie qui vise à rappeler ce que trop souvent l’on cache, à savoir que les guerres du roi soleil ont fait beaucoup de morts et ont duré plus d’un demi-siècle. La frontière, chez Darras, est aussi un prétexte à dénonciation des crimes que l’on fait en son nom.
Ainsi après avoir vitupéré contre Louis XIV, il en vient, jouant encore une fois sur les chiffres comme il joue sur les mots, à un autre quatorze, avec une légère référence à Nerval : « Le quatorze revient, non pas Louis mais juillet […] Moi les fêtes m’ennuient, surtout républicaines […] Donc marchons donc/ Marchons maintenant que les sangs sont impurs ». Le poète avoue alors que son idéal serait une terre sans frontière : « j’ai pris la fuite/ J’ai dépassé toutes les lignes de vos démarcations/ Ambiantes. Frontalier ayant avalé ses frontières » . Sa fuite se façonne à son sens de la marche. Les frontières ne sont pas seulement géographiques mais aussi, et surtout mentales.
Il rappelle que l’histoire ne fut pas seulement celle des divisions : « On oublie toujours que la Belgique fut d’abord un grand pays, la Bourgogne./ Dites-moi le rapport avec aujourd’hui, trois phrases trois mots./ L’embryon de l’Europe, la double culture bière vin, Charles le Téméraire. » On y sent là un arriéré de nostalgie d’une Bourgogne allant de la mer du Nord à la Méditerranée, au XV° siècle. Répondra-t-on à l’auteur que les frontières sont certes mouvantes mais qu’elles existent toujours. Même si « Tous les noms de la terre sont provisoires » .
Nous assistons à une démarche originale, celle d’un homme qui, ayant vécu et prôné les frontières dans ses œuvres (ne disait-il dans La Maye : « J’aime la marche naturelle des lisières » ), parvient à une idée de communauté universelle.
Jacques Darras aime les éléments de l’histoire ou de la géographie qui réunissent les hommes et les paysages plutôt qu’ils ne les divisent. Dans ce cas précis les rivières jouent le rôle non de séparateurs mais de traits d’union : « Lier est plus fort que moi ma fibre personnelle va au lien » .

c) La rivière devient ainsi la métaphore de la poésie
C’est ainsi que Jacques Darras accorde une importance primordiale aux cours d’eau, qui souvent sont le prétexte d’une séparation, tandis que les hommes des deux rives sont bien souvent semblables.
La rivière fétiche, réunissant sous son nom toute l’œuvre du poète, se nomme la Maye. Elle coule dans le département de la Somme, au nord d’Abbeville et débouche dans la Manche en baie de Somme après avoir erré méandre après méandre dans les marais du Marquenterre pendant une vingtaine de kilomètres. D’une façon qui peut paraître audacieuse, cette rivière est vue comme une ancienne frontière entre l’Angleterre et la France du fait qu’elle sépare les deux lieux de bataille d’Azincourt et de Crécy. Elle prend sa source non loin de Crécy-en-Ponthieux, effectivement. Azincourt est encore le nom d’un hameau au nord d’Hesdin, dans le Pas-de-Calais. La Canche qui passe par Hesdin, ou plus sûrement la Somme qui arrose Amiens et Abbeville, auront davantage fait une frontière. Mais ne disputons pas cette jolie prétention : les frontières sont muables et rien n’est agréable comme de les transgresser. La frontière, on l’a vu plus haut ne sont plus acceptables que si elles réunissent plutôt que de disjoindre. Avoir la frontière anglaise chez soi donne au natif de la région un surcroît d’importance à tout ce qui l’entoure, à sa propre perception du monde. Car alors la frontière devient une porte ouverte sur le monde, sur un autre monde. On peut imaginer que c’est cette proximité là, avec la proximité de la Manche, qui a jeté le poète dans l’étude des langue et littérature anglo-saxonne.
Outre la Maye, beaucoup d’autres rivière sont convoquées. D’abord celles du nord de la France ou de l’Europe : la Meuse, l’Escaut, le Rhin . Puis on nous offre bien sûr le tableau des grandes rivières européennes : la Seine et le Tibre. Mais aussi des petites rivières quasi anonymes mais dont le nom importe car il importe de nommer le monde : l’Étape, la Meurthe, la Moselle, la Gitte, le Madon, l’Illon, le Saule .
Dans une évocation sensible, le poète énumère les rivières qui mènent de Compiègne à Auschwitz soit 59 rivières.
Il y a lieu d’ajouter à cette liste, celle qui nous est proche et qui correspond aux noms de nos départements français. Le poète ne pouvait effectivement pas s’y dérober .
L’omniprésence de la rivière dans la poésie de Jacques Darras est le signe d’une grande fluidité : « Laissant passer le courant l’eau labiale l’eau labile/ Je compare la voix à une rivière oui » . Pour compléter cette idée, il a cette formule que l’on attendait par ce poète féru de jeux de mots : « Meuse ma Muse » . La rivière devient alors un symbole de l’art poétique darrassien, fait tout de fluidité, de liquidité, de liberté qui outrepasse les frontières quelles qu’elles soient.



III Du roman au poème : une poétique de la diversité, de la liberté
Mais la liberté ne serait rien, ne serait qu’un mot trop usé, s’il n’impliquait que le poète se force lui-même à la liberté. Pour Jacques Darras, il importe de libérer sa propre poétique.

a) Différentes formes de narration
C’est pourquoi, la première transgression qu’il commet est celle des genres.
Peut-on inclure dans le genre de la narration le théâtre ? A priori non, sauf quand une saynète apparaît dans le livre. Ainsi dans Tout à coup je ne suis plus seul , le poète bâtit une façon de, je cite : « petit air d’opérette parodique ». Ce sont deux amoureux qui se disent leur amour. Mais le souci de la distance n’est jamais bien loin : « C’est cela l’épopée » dit le personnage du livre qui se fait appeler Laurence Sterne.
La tentation épique est sous-jacente dans cette poésie On le voit dans la dimension historique, dans la prosopopée et dans les listes de noms : « L’épopée lave plus blanc plus pur » même si le ton est ironique, la réalité est là.
Il fait parler Noé mais aussi tous les personnages de son épopée bourguignonne en incluant Jeanne d’Arc, le peintre van Eyck et le duc Philippe de Bourgogne. Il faudrait une étude complète dans ce « roman » assez captivant qui fait intervenir des personnages historiques parlant eux-mêmes dans un monologue troublant. Que le poète puisse ainsi transposer sa voix dans celles de personnages historiques révèle du grand art. Il possède, dirait-on, une science innée des ressorts de la narration et surtout de la psychologie de ses héros. Il sait ajouter les éléments d’une bonne intrigue : telle femme qui se rend ou couvent, tel duc se préparant à une décision d’importance, enfin un peintre réfléchissant à son œuvre ou encore Jeanne d’Arc se rendant à Rouen à travers la Picardie et rencontrant la Maye, c’est-à-dire le poète quelques siècles avant qu’il y naisse. Peut-être pourrions-nous en donner une petite idée par une citation de Jeanne ou de Jan van Eyck .
Outre l’épopée qui est un genre perdu mi-poème mi-roman, la tentation romanesque est grande. Deux recueils s’intitulent « roman ». « Vous êtes poème je suis roman./ Chanterons-nous dans la même chorale ?/ La même chorale fluviale ?// Je n’ai encore jamais entendu de roman chanter./ De roman chanté./ Et vous ? // L’opéra ? » Par les réponses, le poète donne sa vision du roman : il doit être chanté. Et se pose, du coup, la question de l’opéra qu’il laisse en suspens. Il n’en reste pas moins que l’appellation « roman » n’est pas niée et que cette forme dispose d’une voix différente de celle du poème. Les deux ensemble pourraient alors former une harmonie, pour reprendre cette transgression générique.
Mais alors que faire de ces appellations ? Moi j’aime la Belgique porte en sous-titre : « poème parlé marché » et Tout d’un coup je ne suis plus seul : « roman chanté compté ». Notre perception du début se trouve confirmée : le roman n’en est pas un, c’est une forme qui se chante et se compte sur des vers. C’est donc de la poésie. Mais de la poésie différente de celle que nous connaissons déjà. Est-ce à dire que Jacques Darras serait l’inventeur d’une nouvelle forme de poésie ? Le fait serait surprenant, car il n’y a pas eu de nouvelles formes poétiques depuis l’apparition presque simultanée du vers libre et du poème en prose. (« Ne nous laissez pas le choix entre la prose, le poème, le poème en prose !/ Nous sommes incapables de choisir » .
Jacques Darras semble davantage venir du vers que de la prose, mais situe son innovation du côté du roman dans ce qu’il a de plus prosaïque, c’est-à-dire de collé à la vie de tous les jours. On peut y voir des attaches du côté d’Apollinaire ou de Cendrars. Une sorte de poème conversation.
b) Oralité, modernité
En effet, la parole, chez Jacques Darras, l’aspect physique de la voix, sa profération, son timbre, vibre d’un fort écho.
Les tentations de modernité touchant l’oralité amènent le poète à s’aventurer dans le domaine originel de la poésie, à savoir le chant, large et déployé, mais aussi la chanson.
La chanson s’arrête au chanteur belge, un autre Jacques : « Brel Jacques ouvre une plaine avec la main, nous tous y sommes somnolent dans nos Breughels respectifs,[…] Qui chante, qui chante ?/ Un prédicateur belge à la voix de polyptique tous volets ouverts » . Il est étrange que le chanteur soit mise en relation avec le peintre flamand. Seulement, à bien y regarder, l’on sait que le rapport de Brel avec la religion est ambigu et qu’il s’il se fait dans la violence. C’est par l’ouverture que constitue la plaine que sa poésie nous marque. On fera aussi attention que la chanson a pour une fois droit d’entrée en poésie, même si sa place est encore réduite, et encore, notons-le bien par sa prestation publique sur scène.
Il s’agit pour l’auteur de trouver une « écriture parlée » « qui conjuguât en elle la force d’expulsion vocale –diaspora des sonorités- avec la concentration tendue du sens fédérateur ». Nous assistons donc à une tentative de redonner à la poésie une vigueur qu’elle avait oubliée depuis le Moyen-Âge. Mais il ne s’agit pas pour autant de s’engouffrer dans les expériences de poésie spectacle ou de performance comme on l’entend aujourd’hui. Nous venons de le voir avec la citation tirée du Van Eyck, il ne s’agit pas d’évacuer le sens. C’est au contraire le sens qui donne à l’oralité sa raison d’être. En retour, l’oralité offre au sens la chance d’être mieux entendue.
Chez Jacques Darras, le renouveau se situe au niveau du souffle. Son entreprise vise à déboutonner la poésie moderne trop engoncée dans sa brièveté. En effet, sa poétique se veut résolument tournée vers le large et l’ouvert dans une langue riche de ses apports nombreux , une poésie susceptible d’être lue à tous publics. Il n’est, du reste, qu’à assister à l’une de ses lectures pour être étonné par la force vitale qui sort de ces poumons pour donner à la poésie une puissance incomparable. Sans la dénuer de tout sens. Et c’est là que Jacques Darras se sépare des partisans d’une modernité qui ne se soucie que d’expérience, de lettrisme et autres écoles trop formalistes.
Comme dans beaucoup de poésies contemporaines, il y a dans cet art poétique une grande méfiance vis-à-vis de l’image poétique, trop usée par les romantiques et trop élimée par les surréalistes : « crinières de lion crinières de vagues, il y a des modes dans les images » , et tout nouveau poète doit commencer par écrire contre ces modes : « la poésie est une industrie métaphorique indigène » . Ravalée au niveau d’une simple entreprise de fabrication, la machinerie poétique ne produirait plus que des produits standardisés et n’aurait donc plus rien de personnel. C’est pourquoi : « Bien entendu, une feinte l’image poétique » . Pour Jacques Darras, il s’agit d’un leurre. Il ne s’agit pas pour autant de rejeter toute la rhétorique : « La rhétorique j’en use,/ J’en userai sans innocence mais en rusé,/ En paysan qui de paroles ne se paie pas […] Précis,/ Concis dans la distance longue je voudrais être/ Bavard mais sans l’humeur qui remâche du noir » . Nous sommes donc prévenus, il n’y a ici ni innocence ni complaisance.
L’oralité est une forme de modernité qui s’allie à l’expression d’une nouvelle poétique.

c) Art poétique
En prolongement de la recherche menée depuis bientôt quarante ans, de cette sortie de la poésie du vingtième siècle encore imprégnée de la fin du siècle précédent, Jacques Darras tente d’innover pour imaginer un nouvel art poétique.
La principale innovation de la poésie de Jacques Darras tient dans la métrique. C’est un lieu traditionnel de la poésie de que s’insurger contre la métrique trop artificielle. Convient-il donc de demeurer dans la métrique après les révolutions de Rimbaud ? Peut-être la solution viendrait dans l’oubli précisément de cette métrique : le vers est libre alors d’aller à son gré. Mais cette liberté demeure assignée à résidence dans le cadre spatial de la page, le retour à la ligne n’est pas si hasardeux que cela : à vue d’œil, il compose un poème aux vers à peu près réguliers.
Le poète entame avec passion cette quête prosodique : « Je cherche une phrase rêveuse et longue comme une rivière » indiquant par là que ce n’est pas tant le vers qui l’intéresse mais la phrase qui elle aussi doit être longue. Du reste, les deux viennent à se confondre : « Poème ma phrase ne va pas jusqu’au bout » . Les deux notions sont réunies dans leur définition. Précisément, alors, le « Poème c’est revenir à ce qui vous arrête » et cela dans les deux sens du terme « revenir ». D’abord revenir à ce qui pose problème, ensuite revenir à la ligne.
Nous avons donc à faire à un poète savant technicien mais qui veut se servir de la science qu’il a apprise pour son usage personnel et non dans le sens des anciens. « Certes nous exagérons mais l’exagération, l’hyperbole est figure de rhétorique qui convient » .
Le poète est ainsi très conscient de la révolution qu’il inaugure. Il titre d’ailleurs ainsi un poème : « Invention du ‘poème parlé marché’ sur la route d’Eupen » . De même, le roman est « marché, compté ». Dans les deux cas, il s’agit d’une rhétorique qui n’ignore rien de la poétique. Qu’il soit « parlé » ou « compté », traces d’oralité qui se base tout naturellement sur le rythme, il faut que le poème soit « marché », c’est-à-dire qu’il épouse le mouvement de l’homme. Non pas le mouvement artificiel de l’automobile ou du train ou de l’avion, dans une conception moderne, mais en revenant à l’originel, physiquement, le balancement des bras, la succession des jambes dans les pas, le rythme cardiaque et le souffle rendu précipité mais accéléré.
La poétique de Jacques Darras se base sur des principes d’une rhétorique de la mesure libérée dans le sens de la largeur, contrastant avec la brièveté actuelle.

Conclusion
La poésie, chez Jacques Darras prend des chemins singuliers, irréguliers. On l’a vu aborder l’essai ou roman historique, la tentation mystique ; dans une optique des marges on l’a vu transgresser les frontières géographiques et temporelles et même hisser au niveau de mythe personnel une petite rivière en passe de devenir aussi célèbre que le petit Liré et s’inventer des formes tout à fait inédites. C’est qu’en introduisant la modernité dans son vers libre, Jacques Darras renouvelle le genre pour renouer avec un certain esprit baroque qui ne serait pas sans faire penser à Rabelais. Chez lui le vers coule, la rivière devient la métaphore de sa poétique. Il outrepasse les lignes, il marche au-delà des frontières, il aborde les marges pour boire à leur source. Comme Apollinaire à qui on pense souvent en le lisant, Jacques Darras s’enivre à l’eau des rivières des Flandres. Unissant la bière poème au vin roman, il fonde un nouveau genre, un immense poème qui contient le monde comme « Une Babel improvisée » .

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